Les Empires coloniaux anglais et français face aux cultures de pouvoir local

1850-1900 : au Soudan, avec Samory, Almamy, en Annam, avec Than-Taï, Empereur d’Annam, à Madagascar, avec la Reine Ranavalona III

            A la différence du Royaume Uni, la République Française n’a pas cru bon de respecter les institutions de gouvernance politique ou religieuse de nature très variée qui existaient dans ses colonies, bonnes ou mauvaises à ses yeux, qu’il s’agisse de l’Afrique, de l’Indochine ou de Madagascar.

       Je serais tenté de dire qu’une partie, une partie seulement, des difficultés que connaissent encore aujourd’hui certaines des anciennes colonies françaises procèdent de cette  conception républicaine de gouvernance centralisée à ambition universaliste mise en œuvre par les proconsuls qu’étaient les gouverneurs généraux et les gouverneurs, sur le modèle napoléonien de la métropole.

      Je ne suis pas sûr que la solution de l’administration coloniale directe telle qu’elle fut pratiquée outre-mer ait toujours été une bonne solution, même si concrètement cette administration n’aurait jamais pu y subsister sans s’appuyer sur les réseaux de pouvoir traditionnels, c’est-à-dire grâce au truchement. Dans beaucoup de cas, l’administration directe fut une fiction.

        Le truchement fut la solution administrative concrète qui permit d’agir à l’ombre des structures et superstructures bureaucratiques de  type centralisé des colonies.

       Il est évident qu’au moment de la décolonisation, ce fut évidemment un choc, faute de pouvoir s’appuyer sur des peuples prêts à accueillir la démocratie, compte tenu du patchwork religieux, culturel, et ethnique qui était le leur, et de la disparition de leurs anciens régimes politiques.

        Faute pour eux de pouvoir tirer profit de traditions de pouvoir religieuses et culturelles encore solidement ancrées dans la population, l’histoire postcoloniale a mis en évidence la recherche de nouveaux leaders par ces peuples !

        Une fois indépendants, et en raison du succès mitigé des processus de démocratisation en cours, la plupart de ces pays sont allés de crise en crise, sans doute parce que la démocratie à l’occidentale était soit prématurée, soit inadaptée aux cultures locales de ces pays et aux modes de gouvernance auxquels leurs habitants étaient habitués.

       Ce que ce qu’on a appelé récemment les « printemps arabes » ne relèveraient-ils pas de la même erreur d’analyse des contextes historiques, ce qu’il conviendrait d’appeler nos œillères historiques, et peut-être démocratiques ?

    Nous proposerons donc d’illustrer cette problématique historique dans  trois cas, avec l’Almamy Samory, dans le bassin du Niger, la reine Ranavalona III à Madagascar, et Than-Thaï, l’Empereur et « Fils du Ciel » d’Annam en Indochine.

      Comme nous le verrons, le contexte colonial n’était pas du tout le même en Afrique, en Indochine, ou à Madagascar.

       Il faut avoir lu des témoignages historiques de cette époque pour apprécier les perceptions religieuses et culturelles d’un rôle quasi-divin qu’avaient les Annamites ou les Malgaches à l’égard de leur Empereur, Fils du Ciel, ou de leur Reine, dans un halo de croyances, de superstitions, et de soumission.

      A titre documentaire, nous citerons un échantillon de ce type d’état culturel au Tonkin, avec l’histoire de l’Enfant du Miracle que nous avons contée dans le livre « Confessions d’un officier des troupes coloniales-Marie Etienne Péroz »

&

      Jusqu’à la fin du XIXème siècle, l’Afrique était largement inconnue, et  dans sa partie ouest, seules ses côtes étaient un peu fréquentées par des bateaux venus d’Europe, car la barre rendait difficile les accostages.

      Comme l’avait noté le géographe Richard Molard, l’Afrique souffrait de son immense continentalité.

      Lorsque les Français se mirent dans la tête de partir à la conquête de ces territoires, les troupes coloniales découvraient une Afrique très morcelée, constituée d’une myriade de peuples, de cultures, de langues et de croyances.

        Après avoir lu de très nombreux récits d’explorations ou de campagnes militaires, je me suis très souvent demandé pourquoi la France s’était engagée dans de telles aventures, alors que les terres conquises n’avaient pas beaucoup d’intérêt économique, à la différence des territoires africains conquis par les Anglais, tels que la  Nigeria ou le Ghana actuel.

      Au fur et à mesure de leur pénétration, ces troupes affrontèrent successivement des rois, mais surtout des Almamy de religion musulmane qui défendaient ou s’efforçaient d’arrondir leurs territoires, souvent d’ailleurs au prix de guerres intestines.

       Tel fut le cas du sultan Samory que la France affronta au cours de la montée des troupes coloniales vers le bassin du Niger tout au long des années 1885-1900.

    Samory, comme le sultan Ahmadou plus à l’est, menait une guerre permanente avec les royaumes bambaras du même bassin.

            Sur le fleuve Niger, la France fit la guerre aux rois et aux sultans qui s’opposaient à la conquête française, notamment aux sultans Hadj Omar, Ahmadou, et Samory qui avait réussi à fonder un grand empire, unième tentative d’unification territoriale dans cette zone géographique marquée alors par un patchwork de dialectes, de croyances, et de coutumes, un patchwork qui dure encore.

            Aussi bien au Ghana, l’ancienne Côte d’Or, qu’en Nigeria, les Anglais laissèrent en place les pouvoirs traditionnels, le chef des Ashantis au Ghana, et les émirs du Sokoto et de Kanem en Nigéria.        

            En Afrique occidentale, quelques officiers ne partageaient pas la conception de prise en charge politique directe, qui consistait à se substituer aux rois ou sultans qui gouvernaient alors ces territoires.

            Dans les années 1880, le colonel Frey et le lieutenant Péroz faisaient partie de cette petite cohorte, dont le regard était beaucoup plus lucide que celui des nombreux ministres de la Marine et des Colonies qui eurent la responsabilité des conquêtes coloniales, laissant les événements marcher selon le propos de l’un d’entre eux, les décisions étant, soit prises sur le terrain, soit à Paris, par des experts, le plus souvent des officiers de marine..

            A lire les nombreux récits et témoignages de l’époque, rares étaient ceux qui dans le monde politique auraient peu définir ce qu’était un protectorat par rapport à un régime colonial d’administration directe.

            Un seul exemple, celui d’un ministre qui fut un des plus grands colonialistes de cette époque, Hanotaux, lequel s’illustra dans la conquête de Madagascar en 1895, et dans l’affaire de Fachoda, en 1898.

       Sa doctrine fut on ne peut plus fluctuante pour savoir si la France devait établir un protectorat dans la Grande Ile malgache ou mettre en place une administration directe, ce que fit Gallieni, comme nous le verrons.

        Commandant du Soudan français en 1885, le colonel Frey avait tenté d’amadouer indirectement l’Almamy Samory en tentant de « franciser » Karamoko, son fils préféré. Dans ce but, il organisa un voyage dans notre pays, en vue de le convaincre, par l’intermédiaire de son fils, qu’il était possible de nouer une alliance fructueuse avec la France, ce qui ne fut pas le cas.

       Dans le livre « Les confessions d’un officier des troupes coloniales Marie  Etienne Péroz », j’ai consacré le chapitre 8 à cet épisode historique, sous le titre :

« 1886, le voyage extraordinaire en France de Karamoko, fils préféré de Samory, une occasion manquée »

       Jean Pierre Renaud  –  Tous droits réservés

« Le choc des décolonisations » Pierre Vermeren Troisième Partie « La France, les Français et leurs anciennes colonies » p,221 à 234)

« Le choc des décolonisations »

« De la guerre d’Algérie aux printemps arabes »

Pierre Vermeren

Lecture critique

Tous droits réservés

Troisième Partie

« La France, les Français et leurs anciennes colonies » (p,221 à 324)

        Après avoir décrit le fiasco des décolonisations (I), puis la situation des décolonisés sous l’empire de leurs élites (II), l’historien analyse la situation de la France, des Français, et des anciennes colonies. (III)

      Comme je l’ai indiqué la décolonisation était inscrite dans l’histoire qui s’est effectivement déroulée, celle du « cours des choses » que beaucoup de membres de l’élite coloniale avaient prédit, ne serait-ce déjà que l’africaniste connu des spécialistes, Delafosse, et des bons connaisseurs de l’Afrique, lesquels proposaient l’association au lieu de l’assimilation.

        Il n’était pas facile pour les officiers de la conquête de manifester leur scepticisme sur ses buts, mais il en fut qui l’osèrent, je pense au colonel Frey qui exprima plus que de l’hésitation sur le bien- fondé de la conquête du Soudan, de nos jours le Mali, dans les années 1886-1888, une conquête dont il fut un des acteurs, je pense aussi au capitaine Toutée à l’occasion de sa mission politique et géographique vers le Niger, dans les années 1894-1895..

       Plutôt que d’aller à Madagascar, Lyautey, en ce qui le concerne, aurait préféré que la France s’attache à l’Indochine, le « joyau », respecte les institutions séculaires de l’Annam, de son Empereur, fils du ciel, plutôt que de les chambouler en remplaçant les mandarins par des résidents coloniaux.

       Un « cours des choses » qui toucha tous les empires » coloniaux, et qui se conclut généralement par un fiasco, même pour l’Empire des Indes, la Chine, ou l’Afrique du Sud pour ne citer que quelques-unes des terres coloniales les mieux loties.

        En ce qui concerne l’Afrique noire, je crois avoir démontré que les analyses de Frédéric Cooper sont trop décalées, historiquement, par rapport aux situations coloniales concrètes de l’après deuxième guerre mondiale en Afrique noire.

        En ce qui concerne la deuxième partie (II), son contenu illustre bien la difficulté qu’il y avait, compte tenu des caractéristiques de ces mêmes situations coloniales, en tout cas en Afrique noire, en termes de géographie physique, humaine, politique, économique, religieuse, culturelle, ethnique.

      La description qu’en fit le géographe Richard-Molard après la deuxième guerre mondiale suffisait à en montrer la très grande complexité.

    L’historien décrit toutes les dérives qui ont suivi les décolonisations, lesquelles découlaient largement de ces situations coloniales et de leur héritage, en termes d’Etat, de populations et d’élites.

       Je choisirais volontiers comme symbole de l’échec d’une certaine élite, Senghor, sorti de Normale Sup, un catholique d’exception élu grâce au soutien de la Confrérie musulmane des Mourides.

        Il se convertit à la solution du parti unique, une sorte de symbole de l’écart gigantesque qui existait entre des peuples qui n’étaient pas des nations et leurs petites élites, ou celui d’Houphouët-Boigny qui réussit à réaliser une certaine coagulation ivoirienne fondée sur un réseau de planteurs de cacao, mais surtout sur l’ethnie puissante que constituait le peuple Baoulé, en surfant sur une idéologie marxiste alors à la mode en métropole.

     Ai-je besoin d’ajouter que Mitterrand joua un rôle important dans la  « récupération » de ce leader, alors qu’il fut un des artisans de l’échec meurtrier de la décolonisation en Algérie.

      La troisième partie contient des analyses tout à fait intéressantes, d’autant plus qu’elles n’hésitent pas à mettre le doigt sur des incongruités historiques trop souvent méconnues.

        Le chapitre XIII ouvre le bal, mais à mes yeux, son titre même « Amnésie coloniale, mauvaise conscience, et beaux discours » souffre d’un biais courant et ambigu dans ce type d’analyse, c’est-à-dire qu’elle parait fondée sur un postulat, celui d’une « culture coloniale » des Français qui n’a jamais existé, et qui n’a jamais été mesurée, ne serait-ce que dans la presse, et qu’en même temps pour avoir existé, elle aurait été l’objet d’une « amnésie ».

     « Amnésie » pour qui ? Pour quelle amnésie ? Sur quel terrain colonial ? L’Algérie ?

     Les pages que l’auteur consacre aux politiques et surtout aux milieux intellectuels, montrent bien que c’est essentiellement l’Algérie qui leur a servi de toile de fond, leur rôle très actif dans le réveil d’une mémoire française qui aurait été coloniale.

       L’historien Stora en est, me semble-t-il un bon représentant, et c’est d’ailleurs son évocation qui ouvre ce chapitre (p,223), avec la référence de son livre « La gangrène et l’oubli » (1991), mais l’auteur souligne plus loin :

      « Cependant, il faut cesser de penser qu’il y alors en France ni débat ni réflexion sur cette guerre coloniale… » et plus loin, en titre de paragraphe « L’histoire coloniale engloutie par la guerre d’Algérie ».(p,224)

      Tout à fait !

     Il s’agit de l’objection la plus importante qui peut être faite au travail médiatique de Stora, finir par faire croire aux jeunes Français, et cela n’a pas l’air de bien marcher de nos jours, que l’Algérie fut l’alpha et l’oméga de la colonisation française, et lorsque j’écris « l’Algérie », il conviendrait de lire la « guerre d’Algérie ».

        Plus loin, l’historien cite le nom d’un autre intellectuel qui fit partie de cette nouvelle vague de propagande, lequel nous a entraînés récemment dans la désastreuse guerre de Libye:

     « La France passe en quelques années du mythe de la France résistante, installé par de Gaulle, à celui de la France collaborationniste porté par la jeune génération d’intellectuels, comme Bernard Henry-Lévy. C’est sur fond de retournement idéologique lié à l’irruption sur la scène publique de la génération nées après la guerre (Celle de 68 ?), que la mémoire coloniale» qui continue de « saigner », selon les mots de Benjamin Stora, refait surface. Bernard Henry-Lévy et lui-même appartiennent d’ailleurs à la génération d’intellectuels issus d’Algérie. » (p,232)

    Si mes informations sont exactes, l’intéressé ou sa famille auraient encore des intérêts en Afrique du Nord.

       Question : mémoire « coloniale » ou mémoire « algérienne » ? Que personne n’a d’ailleurs eu le courage de tenter de mesurer.

          Une mémoire qui « saigne » ? Diable ! Celle de Stora ?

         L’auteur note « La France des années 1960 ne veut plus entendre parler des colonies, inconnues des nouvelles générations. » (p,231)

         Je ne suis pas sûr que les anciennes générations aient plus entendu    « parler des colonies » avant les années 1939-1945, ce qui n’est pas démontré, sauf à quelques grandes occasions qui ont fait la une des actualités de l’époque, Fachoda ou guerre 14-18, la grande Exposition Coloniale de 1931, s’étant inscrite beaucoup plus dans le cycle des Grandes Expositions alors à la mode en Europe.

         Ainsi que je l’ai déjà écrit, les histoires coloniales et postcoloniales, avant tout, souffrent d’une  grande carence d’analyse de la presse, seul grand vecteur de mesure de l’opinion publique de l’époque.

     Ce livre nous donne à maintes reprises l’occasion de constater le rôle important que la mouvance des intellectuels issus de la matrice algérienne a joué dans ce que j’appellerais volontiers une  propagande coloniale inversée, beaucoup plus importante et plus efficace que ne fut la propagande du « temps des colonies », celle « adorée » par le collectif Blanchard end Co.

Jean Pierre Renaud

« Le choc des décolonisations » Pierre Vermeren Lecture critique Troisième Partie – suite d

« Le choc des décolonisations »

« De la guerre d’Algérie aux printemps arabes »

Pierre Vermeren

Lecture critique

Troisième partie

Suite (d)

« La France, les Français et leurs anciennes colonies » (p,221 à 324)

         Chapitre XV « L’effet générationnel : rejet colonial, ignorance de l’Afrique et illusions tiers-mondistes » (p,257)

        Arrêtons-nous un instant sur le titre et sur les mots « effet générationnel », « rejet colonial », « ignorance de l’Afrique » :

      « ignorance de l’Afrique » certainement, mais aujourd’hui comme au soi-disant beau « temps des colonies » ! « L’effet générationnel » n’est pas lié à une nostalgie des colonies, mais aux effets de la désastreuse guerre d’Algérie qui a conditionné le mental de la plupart des acteurs idéologiques et médiatiques de la période en question, avec cette mauvaise conscience qu’ils ont diffusé, instillé, sur fond de marxisme encore en vogue, de maoïsme révolutionnaire, ou de tiers-mondisme partagé.

       Régis Debray en fut un des héros, et il devrait éprouver au moins la satisfaction de voir que certains bureaux de tabac vendent des briquets à l’effigie de son ancien ami Che Guevara que personne ne connait aujourd’hui.

        Le propos de Philippe Bernard, journaliste du Monde est intéressant à citer :

       « Un quart de siècle après, relire « Le sanglot de l’homme blanc » (Seuil, 1983) est une expérience fascinante. A quelques pages près, ce traité de la culpabilité occidentale se parcourt à la fois comme une œuvre prémonitoire et comme un livre d’actualité. Droit à la différence contre égalité, autodénigrement postcolonial contre refus de la repentance, et bien sûr, Sanglot de l’homme blanc contre responsabilisation des pays du Sud : les principaux débats qui agitent la société française, et singulièrement la gauche, depuis vingt-cinq ans sont non seulement annoncés, mais décortiqués et tranchés. » (Le Monde du 14 août 2008) (p,265)

      « Rejet colonial » ? Oui, et toujours si l’on admet que l’Algérie coloniale renferme toute l’histoire coloniale, ce qui n’est évidemment pas le cas.

     L’auteur n’échappe pas toujours au mirage algérien, en écrivant :

     « Dans les années 1960, pieds noirs et rapatriés ont plongé dans le silence de la société française. A de rares exceptions près, leur expérience sociale et économique de l’empire se dissout, ne profitant pas à une société longtemps indifférente, ni aux élites. 1962 est une coupure générationnelle…. La mondialisation qui se poursuit…. Dans ce nouveau monde, l’Afrique et le sud de la Méditerranée devient des objets d’engagement, de déploration, mais aussi de sensationnalisme. » (p,258)

        J’ai souligné quelques-uns des mots utilisés, car ils sont de nature à entretenir une confusion dans les interprétations historiques : 1) il y eut peu de rapatriés, en dehors de ceux d’Algérie, 2) l’empire, quand, pour qui, et où ? 3) Afrique, sud de la Méditerranée ou Algérie ?

        Le chapitre raconte rapidement les aventures des pieds rouges, celles des Français ou des Françaises qui sont venus à l’aide du nouveau régime algérien, celui du FLN, de brèves aventures :

      « La plupart de ces pieds rouges quittent en silence ce pays rétif. Soumis à la surveillance des autorités, parfois traqués, voire battus ou expulsés, ces gêneurs déplorent un chauvinisme arabe, le communautarisme musulman qui les rejette. Puis à partir de l’été 1965, ils assistent au retour de la torture à grande échelle, exercée par la Sécurité militaire. Cela révolte les pieds rouges encore présents, même si certains y voient une phase robespierriste. Nombreux sont ceux qui retrouvent sans joie leur pays. Ils avaient cru le quitter sans retour, ils y reviennent  dans l’indifférence et l’incompréhension générales. Eux aussi ne sortent du silence qu’à partir des années 1990. » (p,261)

         L’auteur avait noté auparavant : « Ils veulent néanmoins y croire. Coupés de l’opinion française et portés par une gauche pro-algérienne, ils doivent réprimer leurs doutes, même si des voix s’élèvent… » (p,259)

        « Critique idéologique du tiers-mondisme » (p,264), « critique économique de l’aide au développement » (p,266), « La désillusion vis-à-vis de l’aide publique et des ONG »(p,268), « L’Afrique vue  de loin, entre mauvaise conscience, misérabilisme et sensationnalisme » (p,270), « Comment la France a perdu l’Afrique ? »(p,273)

         J’hésiterais une fois de plus à conclure ce type d’analyse par l’appellation « Afrique »,  parce que l’expression « perte » de l’Afrique,  précisément à lire l’ensemble des analyses qui ont été faites, et en dehors de l’Algérie, et de la guerre d’Algérie, n’a jamais concerné qu’une toute petite élite, et mériterait, à elle seule,  plus d’un commentaire.

         Rien à voir entre l’ancienne Afrique noire française et le Congo Belge,  et encore moins avec l’Empire des Indes !

Chapitre XVI « Illusion économique et mirage touristique » (p,273)

     « Quel est le regard que les Français portent sur l’économie de leurs anciennes colonies ? »

     Cette première phrase est surprenante pour un Français qui pense et continue à penser que les Français n’ont jamais eu l’esprit colonial, et qu’une toute petite élite de spécialistes, politiques ou économiques, pour ne pas écrire capitalistes, savaient à peu près ce en quoi consistait cette économie.

       Leur demander aujourd’hui ce qu’ils pensent du sujet a donc peu de sens : de quels Français s’agit-il ?

          La question est encore plus surprenante pour un lecteur qui a une certaine culture historique et économique des colonies : je renverrai simplement à la lecture du gros livre de plus de 800 pages, intitulé « L’esprit économique impérial », sous la direction de Hubert Bonin, Catherine Hodeir et Jean François Klein, (2008 – SFHOM), un livre que j’ai commenté.

         Cet ouvrage est une démonstration, s’il en était besoin, du poids marginal que l’économie coloniale eut dans l’économie française, sans évoquer les effets négatifs de certaines niches métropolitaines protégées en dehors de toute évolution nécessaire.

         « « Du « repli sur l’empire » des années 1930, décennie noire pour l’économie française (avec un commerce extérieur marginal pour la France), à la création par étapes d’une zone franc en Afrique, entre 1939 et 1972, (elle n’existait pas alors ?), l’héritage d’un isolat économique est manifeste. L’Indochine a été une colonie d’exploitation économique (notamment pour l’opium et le caoutchouc), Madagascar et l’Afrique ont été très peu investies économiquement (hormis quelques huileries et sucreries) Dans ces territoires, la population européenne était infime. L’Algérie était un cas à part. (ce futeffectivement tout le problème). La population européenne nombreuse et plus aisée que les « indigènes » y possède un niveau de vie inférieur à la métropole. Seuls le Maroc, qui bénéficie du régime de la porte ouverte depuis 1906, et secondairement la Tunisie et le Liban (ancienne colonie ?), sont livrés à des intérêts financiers et capitalistes. Mais les effets d’entrainement et de développement restent concentrés dans le temps et l’espace (à Casablanca, Tunis et Beyrouth). »

         L’auteur rappelle les travaux de Jacques Marseille d’après lequel les colonies « n’ont pas fait l’objet de gros investissements métropolitains avant les années 1950… », lequel estimait que « le déficit global de la colonisation en Afrique est estimé à 70 milliards de francs or (franc courant 1913) pour la France, soit trois fois le montant de l’aide Marshall qu’elle a reçue. D’où le titre de son ouvrage : le « divorce » entre capitalisme français et empire colonial… » (p,273,274)

        J’ai expliqué ailleurs que dès les années 1900, le principe de financement de l’équipement des colonies était celui de l’emprunt (identique au régime anglais), garanti éventuellement par le Trésor français, et que ce fut la création du FIDES qui, grâce à des fonds publics, et non privés, (avec la contrepartie Marshall) qui permit de financer l’équipement de l’Afrique noire.

        Comment ne pas reconnaître toutefois que les richesses et les capacités de développement de ces territoires n’étaient pas comparables avec celles de la Gold Coast (Ghana), de la Nigéria, ou du Congo Belge, pour ne pas parler des Indes anglaises ?

         L’auteur note à juste titre qu’il s’agissait d’un capitalisme de niche, de « coups et de rente », en tout cas pour la période postérieure à 1945.

       Triste bilan donc !

       « Aucun pays développé »

       « Au début du XXIème, le bilan économique des pays autrefois colonisés par la France est médiocre… Enfin, parmi les 25 derniers pays du monde, qui possèdent un produit intérieur brut à parité de pouvoir d’achat inférieur à 1 301 dollars en 2009, on compte 9 anciennes colonies françaises d’Afrique… Sur les 25 pays les plus pauvres du monde, une majorité de13 sont francophones. » (p,282)

        J’ai envie de dire : cherchez l’erreur ou relisez l’ouvrage du géographe  Richard-Molard sur l’Afrique Occidentale, ou encore le livre d’un autre géographe Weulersse consacré à son voyage en Afrique de l’ouest au centre, et du centre au sud, afin de comparer la situation coloniale et internationale de l’Afrique noire des années 1930.

         Ajoutez à ces ingrédients structurels l’explosion démographique des cinquante dernières années, qu’évoque d’ailleurs l’auteur, et vous aurez quelques éléments de compréhension de l’évolution décrite.

Jean Pierre Renaud

« Ecrire l’histoire de l’Afrique à l’époque coloniale » Sophie Dulucq – 4

« Ecrire l’histoire de l’Afrique à l’époque coloniale »

Sophie Dulucq

4

L’histoire coloniale en ses œuvres (p,119)
(c.1890 – c. 1930)

Question préalable :

« L’histoire coloniale en ses œuvres » ?

Ou plus rigoureusement l’historiographie coloniale en ses œuvres ?

« Aborder de l’extérieur cet objet culturel particulier qu’a été l’histoire coloniale , de façon en quelque sorte indépendante des contenus véhiculés, est une piste qui permet d’envisager cette historiographie à la fois comme production savante et comme construction politique et sociale ; bref, comme un champ scientifique structuré par un contexte particulier, par des enjeux internes et externes, par des ambitions  et des stratégies.

Mais il faut maintenant se pencher sur son contenu hétérogène … (p119)

Les premières études sont généralement le fait de non-historiens…

Dans ces conditions, le regard porté sur le passé ne peut qu’être influencé en profondeur par la situation coloniale. La subordination des peuples étudiés, les nouvelles finalités assignées à l’histoire de ces régions par la demande sociale, la position même de ceux qui se penchent sur le passé, déterminent profondément l’écriture historique…

Enfin, cette historiographie revêt-elle effectivement la dimension pratique qu’elle revendique au point de pouvoir être considéré comme un savoir appliqué, comme une véritable science coloniale. » (p,121)

Questions à l’auteure : «  histoire coloniale » ou « historiographie », comme je l’ai souligné ?

N’en aurait-il pas été de même, toutes proportions gardées, et leur écart était considérable à tous points de vue, des historiens de la Troisième République, ou plus récemment de ceux, marxistes, de la Quatrième République ?

« L’Afrique subsaharienne comme nouvel espace historique (p,121)

Deux pôles de curiosité : histoire de la geste coloniale et histoire « indigène »

Il s’agit donc bien de la « subsaharienne », mais avant tout de l’Afrique Française Occidentale.

Il s’agit bien aussi, et effectivement, d’un « nouvel espace historique » à défricher complètement, bien différent des espaces historiques très fréquentés par la classe noble des historiens de France ou d’Europe, de l’Antiquité au Moyen Âge, aux monarchies, et aux Républiques, pour ne pas parler des guerres.

L’auteure note justement :

« On ne saurait voir dans l’histoire coloniale qu’une historiographie triomphaliste glorifiant la seule civilisation européenne : il s’agit d’une production souvent hybride qui a contribué à sa manière à historiciser l’Afrique, à accumuler des connaissances positives, tout en forgeant des instruments de travail.

Comme le souligne Raymond Mauny en 1970 :

« Toute une lignée d’historiens…. N’ont pas attendu en effet l’ère des indépendances pour étudier l’histoire des Africains pour eux-mêmes et non en fonction de l’extérieur. » (p,123)

Je recommanderais volontiers aux chercheurs qui en doutent de fréquenter toute la littérature publiée, entre autres par de nombreux officiers et administrateurs, leurs carnets de route, leurs livres, pour s’en rendre compte, les Mage, Gallieni, Péroz, Binger, Baratier, Emily, Lyautey, le médecin de marine    Hocquard,  en Indochine, au Tonkin, ou à Madagascar …

L’auteure note toutefois :

« Bien sûr, l’existence d’une histoire africaine digne de ce nom est reconnue ici de façon alambiquée, condescendante et en grande partie sous forme négative (p,126) »

« Histoire « coloniale », « histoire indigène » : de la difficulté des classifications » (p,128)

« Tracer une stricte ligne de partage entre les écrits relevant de l’histoire de la colonisation et des textes relevant de l’histoire « indigène » s’avère souvent impossible. » (p,128)

« … Et l’on peut multiplier les exemples de ces travaux d’histoire « coloniale » qui par la tangente, abordent aussi des questions d’histoire « indigène »

« … A l’inverse, un ouvrage comme Haut Sénégal-Niger, qui est le parangon de l’histoire « indigène » du début du siècle, se termine par la conquête et l’organisation de l’AOF et intègre des problématiques d’histoire de la colonisation, faisant de la colonisation française une « fin de l’histoire » pour les sociétés ouest-africaines. » (p,129) (un livre de Delafosse)

« Entre logique scientifique et logique coloniale

« Une histoire au service de l’impérialisme national

« Un bon exemple de la constante interaction entre ces différents champs est fourni par l’introduction du livre de Charles Monteil, Les empires du Mali « (1929) (p,131)

«  Un des paradoxes de l’histoire coloniale est justement, on l’a évoqué, de se revendiquer une utilité politique au moment même où ses promoteurs travaillent à l’institutionnaliser et à conquérir les cercles universitaires. »  (p,132)

« Guidés par une foi solide dans l’œuvre coloniale et persuadés de contribuer à la grandeur nationale, les historiens spécialistes de l’Afrique ont bien sûr écrit une histoire imprégnée des valeurs de leur temps. » (p,135)

Question : n’en n’y-a-t-il pas toujours été un peu ainsi, même dans la période moderne où l’histoire pourrait beaucoup plus facilement se détacher des « valeurs de son temps » ?

A la condition de s’entendre sur les « valeurs » de la France du vingt-unième siècle ? Quelles sont- elles pour le courant des historiens nourri par la « matrice » algérienne ?

Anachronisme, ethnocentrisme involontaire ou volontaire et inversé, nombrilisme,  absence d’évaluation des faits et des effets, servilités idéologiques, toutes maladies qui n’épargnent pas certaines histoires du passé ou du jour

« Grilles de lecture, découpages, mises en intrigue (p,135)

« L’invention du passé de l’Afrique s’est faite à travers les grilles de lecture construites selon les préjugés politico-culturels de l’époque

Ce déterminisme historico-climatique, lointain rejeton de la théorie des climats de Montesquieu, est un écho indirect des conceptions de l’école de géographie coloniale fondées au XIX° siècle dans le sillage de Marcel Dubois . (p,137)

« … Confrontés à des sources qui révèlent de puissantes dynamiques passées ( conquêtes, émergence d’Etats, vitalité culturelle, etc.), beaucoup d’historiens vont essayer de concilier leur vison déterministe, statique et racialisante du passé africain avec la volonté de rendre compte des vastes mouvements de l’Histoire » (p,138)

Question : du déterminisme géographique ? Sûrement.

Le géographe Richard-Molard avait-il tort en parlant de l’ hyper continentalité de l’Afrique, avant l’arrivée des colonisateurs, du facteur clé des climats extrêmes, de la nature des terres, de la grande diversité des peuples et les dialectes qui y existaient, etc… ?

D’après l’auteure, l’époque actuelle pourrait être indemne de « préjugés politico-culturels » ?

« Un autre biais bien identifiable de l’histoire de la période coloniale réside en effet dans l’ethnocentrisme récurrent des analyses, qui fait chausser aux historiens des lunettes européennes pour examiner le passé africain. » (p,139)

« … Les œillères ethnocentriques rendant parfois difficiles la réflexion sur un certain nombre de phénomènes historiques tels que la modernisation précoloniale de l’Imerna. Incapables d’en rendre compte de façon satisfaisante, des auteurs, comme Martineau et Grandidier affirment, contre toute vraisemblance, que l’histoire malgache a commencé avec les Européens, que les Merina ne pourront être intégrés au devenir historique que du jour où il seront pleinement assimilés à la civilisation européenne. «  (p,141)

Question : « œillères ethnocentriques » ? Est-ce si sûr dans le cas de Madagascar, en 1895 ?

Aucune route ! Un seul moyen de transport, l’homme (filanzana et bourjanes), la cour royale qui communiquait avec ses gouverneurs provinciaux au moyen de coureurs à pied, les tsimandroa ? etc, etc…

Avec un saut dans l’histoire postcoloniale, celle des idées ou des faits interprétés, une sorte d’ethnocentrisme inversé, comme je l’ai observé dans mes analyses approfondie des livres du grand historien des idées que fut Edward Said ? Un biais très difficile à éviter !

Pour ne pas parler des chercheurs qui veulent à tout prix, et par humanitarisme ou idéologie, proposer une lecture postcoloniale de cette période, sans trop se préoccuper de leur pertinence scientifique.

« Une autre structure latente des récits historiques de la période consiste à lire l’histoire africaine, comme une construction (évidemment imparfaite et inaboutie) de l’Etat et de la nation. » (p,141)

Ai-je jamais rencontré ce thème de l’Etat nation dans tous les récits que j’ai lus ou annotés?  Jusqu’à la décolonisation ? Alors que les anciennes colonies devenues des Etats nations ne ressemblaient aucunement à ce qu’on appelle des Etats nations.

Pour autant du reste que la monarchie anglaise ait pu être regardée comme un Etat nation, ou l’Allemagne des Kaysers, puis des nazis.

La « construction » dénoncée n’est-elle pas le fait de l’histoire postcoloniale ? Les travaux de Frederick Cooper soulèvent ce type de difficulté.

Les soi-disant Etats Nations sont issus des Etats coloniaux et leur reconnaissance internationale portait sur leur nouvelle nationalité commune reconnue, et pas du tout sur celle de leur état de nation.

« Une lecture orientée : la Vue générale de l’histoire de l’Afrique de Geoges Hardy (p,142)

L’ouvrage de Georges Hardy déjà évoqué à plusieurs reprises fournit un bon exemple de lecture « coloniale » du passé et mérite qu’on s’y attarde un instant….

On le constate, la Vue Générale contient tous les ingrédients propres à l’histoire écrite à cette époque. En même temps, elle ne peut pas être réduite à un simple catalogue de notions dépassées. Avec ce petit manuel, Hardy renforce sans aucun doute le sentiment communément partagé de la supériorité européenne ; mais il combat aussi un certain nombre d’idées reçues ( l’a-historicité, l’anarchie, les « rois nègres ») et met à la disposition du public cultivé des éléments de connaissance qui sont ceux de son époque….Là, comme en d’autres domaines, l’histoire de l’Afrique rédigée à la période coloniale nage en pleine ambiguïté. » (p,145)

Questions : lecture « coloniale », comparée à d’autres lectures beaucoup mieux outillées, les lectures « antiques », « monarchiques », « républicaines », « marxistes », « humanitaristes » ? Il me semble que l’histoire a toujours eu beaucoup de peine à échapper à « l’ambiguïté », mot que j’ai souligné.
            Ajoutons qu’il aurait été particulièrement intéressant de connaître et de pouvoir évaluer  ce « public cultivé ».

« Imagination et  fantasmagories (p,145)

La phrase de la fin de ce paragraphe parait un peu réductrice, sinon péjorative :

« On le voit, les historiens coloniaux n’ont pas été en peine d’imagination quand il s’est agi d’interpréter le passé ou de pallier les insuffisances de documentation. »

Question :  en plein désert ou en pleine brousse ?

« L’histoire comme science coloniale ? (p,149)

Avant tout commentaire, j’ai envie de dire est-ce que l’histoire est une science, laquelle ferait toujours preuve  de pertinence scientifique ? Non !

Une histoire instrumentale

« … Après la conquête de Madagascar et l’effondrement de l’appareil d’Etat merina, les colonisateurs et les scientifiques s’intéressent de près au passé malgache ? D’importants travaux de recherche et de publication sont lancés et les progrès dans la connaissance des populations et de leur histoire trouvent des applications dans les pratiques administratives…. La volonté d’inscrire la colonisation dans le passé « traditionnel» est manifeste »

Question : est-ce que la formulation même de cette opinion ne traduit pas une lecture anachronique ? Un « appareil d’Etat  merina », c’est beaucoup dire, mis à part le cas des plateaux. « d’importants travaux de recherche et de publication », c’est beaucoup dire aussi en comparaison de ceux qui étaient lancés en métropole.

« … les récits de l’épopée coloniale sont révélateurs d’une forme presque inconsciente d’instrumentalisation du passé….L’articulation entre pensée historique et politique se fait aussi à un autre niveau. Un va-et-vient existe entre la mise en récit des historiens, certaines théories coloniales et certaines pratiques de terrain…. » (p,151)

Question : de quelle période parlons-nous et de quels historiens alors que carnets de route ou livres publiés sur la première période de 1880 à 1914, n’étaient pas le fait d’historiens professionnels ? Et pourtant, les Gallieni, Lyautey, Péroz, Binger, Baratier ou Emily faisaient aussi de l’histoire !

« Un miroir des connaissances scientifiques (p,152)

Comme l’a montré Pierre Bourdieu, tout champ scientifique « enferme de l’impensable, c’est-à-dire des choses qu’on ne discute même pas. (…) autrement dit, le plus caché par un champ, c’est ce sur quoi tout le monde est d’accord, tellement qu’on n’en parle même pas, quelque chose qui est hors de question, qui va de soi. Dans ces conditions, on peut comprendre non seulement les conditions sociales de l’erreur – qui est nécessaire en tant qu’elle est le produit de conditions historiques, mais aussi appréhender en creux ce qui, compte tenu de l’appareillage conceptuel du temps, est littéralement impensable.

Or les historiens coloniaux sont enserrés dans tout un système de connaissances du monde auquel ne peut échapper l’histoire qu’ils écrivent. La certitude longuement partagée qu’il existe des races humaines aux aptitudes inégales, la croyance en une évolution linéaire des sociétés humaines, l’explication des faits de civilisation par le milieu et /ou le climat, la conception méthodique des rapports de l’historien au passé, tout cet ensemble conceptuel, étayé par le consensus scientifique, fabrique à la fois de de l’impensable et de l’impensé.

Dans le domaine de l’historiographie, l’histoire méthodique, qui s’est imposée depuis la fin du XIX° siècle à l’Université et à l’école, présente des caractères généraux qui rejaillissent également sur l’historiographie d’outre-mer… Née dans l’humiliation de 1870, l’histoire méthodique assume également une dimension nettement nationaliste, encore amplifiée avec la guerre de 1914-1918. Dans ces conditions, on ne peut guère s’étonner du caractère nationaliste, voire cocardier, qui prévaut dans toute l’histoire de la colonisation. Enfin, sur le plan méthodologique, l’histoire de Langlois et de Seignebos, dont les promoteurs prétendent qu’elle vise essentiellement à établir des « faits » est grande consommatrice de documents écrits, d’archives bien classées, de bibliographies, de chronologies et d’éditions savantes. On privilégie l’histoire militaire, politique et institutionnelle, cette histoire événementielle qui sera tant décriée par la première génération des Annales. (p,153)

Commentaire : Une réflexion de Bourdieu appliquée au domaine historique en question ?

L’auteure compare-t-elle des objets comparables ? A des époques comparables ?

L’historien Brunschwig fait- il partie de la cohorte cocardière de « toute l’histoire de la colonisation » ?

Plus loin l’auteure remarque justement :

« La lenteur dans l’acquisition des connaissances sur l’ensemble du continent est sans doute pour beaucoup dans la vision cloisonnée de l’histoire et de la géographie africaine, que les grandes synthèses n’arrivent pas véritablement à dépasser. » (p,155)

J’ajouterais volontiers une « vision » tout à fait décalée, compte tenu de l’écart gigantesque qui existait alors entre les moyens disponibles dans chacune des situations coloniales, avec leur propre chronologie, selon les époques, et ceux de la métropole.

Plus une vision effectivement cloisonnée, compte tenu tout à la fois des contraintes climatiques, géographiques, culturelles, et ethniques.

Pourquoi ne pas poser une des questions qui me brûle les lèvres depuis le début de cette analyse ? Combien d’historiens professionnels agrégés dans cette discipline historique, combien de chaires d’université ? Quelle était la catégorie d’histoire qui intéressait les meilleurs ?

Alors, oui, et en résultat

« Du savoir malgré tout

«  Au bout du compte, si l’histoire coloniale est un savoir hybride et ambigu, c’est parce qu’elle s’articule sur deux champs : le champ de l’action coloniale et le champ de la connaissance scientifique » (p,156)

L’auteure fait référence à une analyse de François Pouillon qui concerne le sud tunisien, mais est-ce que ce champ historique est comparable aux champs des autres Afriques ?

L’auteure note : « Les biais en sont décelables, récurrents, parfois fastidieux tant les procédés en sont répétitifs. Elle doit être examinée non seulement dans le cadre du projet colonial et de ses logiques, mais également replacée dans le contexte scientifique de l’époque et resituée dans le consensus national autour de la mission colonisatrice de la France. 

Cela dit, l’histoire « indigène » et l’histoire de la colonisation n’offrent pas de discours homogène et univoque sur le passé africain, la première adoptant un point de vue afro-centré de façon très précoce. Il y a plus qu’une nuance entre les articles érudits de tel ou tel spécialiste rigoureux et les élucubrations babylomaniaques de quelques visionnaires. Pour autant, il est clair que la volonté de connaitre a été étroitement liée à la volonté d’administrer, selon la dialectique savoir/pouvoir chère à Foucault. Et c’est justement parce qu’il y a du savoir dans ce pouvoir que l’on se trouve dépourvu face à cette historiographie »  (p,159, 160)

Pourquoi ne pas faire part d’une impression de discussion sur le sexe des anges de l’histoire ? Comme si les « histoires » n’avaient pas été le plus souvent conditionnées par les contextes historiques de savoir et de pouvoir, églises, monarchies, empires, républiques, et ce, jusqu’à nos jours avec certains courants de l’histoire postcoloniale qui tentent de peser sur l’exercice des pouvoirs de notre République, en jouant avec les médias ou l’opinion ?

L’histoire postcoloniale échapperait de nos jours aux intellectuels issus de la « matrice » algérienne ou maghrébine, au rôle des associations d’origine immigrée, ou tout simplement au marché, celui des éditeurs notamment ?

Jean Pierre Renaud  – Tous droits réservés

Histoire coloniale, développement et inégalités dans l’ancienne Afrique Occidentale Française Thèse Huillery – Chapitre 1- Lecture critique – Deuxième partie

« Histoire coloniale, développement et inégalités dans l’ancienne Afrique Occidentale Française »

HESS – 2008 – Thèse de Mme Huillery

Notes de lecture critique

II

Chapitre 1 (p,19 à 71)

« Mythes et réalités du bilan économique de la colonisation française »

Deuxième Partie

II . Coûts et bénéfices de la colonisation pour les colonies

         Compte tenu du bouleversement complet qu’a provoqué la colonisation dans les colonies, l’auteure note dès le départ qu’il sera difficile d’établir ce type de comptabilité : « Mais nous sommes très conscients de l’impossibilité radicale qu’il y a à établir une évaluation quantitative des coûts et bénéfices de la colonisation pour les colonies. » (p,55)

        L’auteure botte donc en touche dès le départ du bilan en proposant un exercice dont le contenu ne parait plus appartenir au domaine conceptuel du bilan, une réserve surprenante, étant donné que les graphiques proposés montrent bien qu’en francs 14, l’AOF a vu ses moyens budgétaires augmenter sensiblement au cours de la période étudiée, et que les chiffres du commerce extérieur de l’AOF montrent également qu’il a beaucoup progressé.

       « Nous formulons donc un peu différemment les questions dans cette deuxième partie en se demandant en quoi la colonisation a été favorable ou défavorable au développement des colonies plutôt qu’en se demandant ce que la colonisation a coûté ou rapporté aux colonies. » (p,56)

A – En quoi la colonisation a-t-elle été favorable au développement des colonies ?

  1. Les investissements privés

      L’auteure propose dès le départ son constat : «  Les investissements privés dans les colonies ont-ils permis aux économies colonisées de se développer ? A notre connaissance, il n’est guère d’historiens qui le défendent »

      L’auteure renvoie vers les travaux de Philip Curtin qui concernent l’économie ouest-africaine, lequel rapporte « que le commerce interne de la région était au XIXème siècle beaucoup plus important que le commerce transatlantique », et pour cause, étant donné que tous les « initiés » savaient que l’ouest africain était, géographiquement parlant, ce que notait le géographe Richard-Molard, un continent clos, avant son ouverture aux échanges internationaux grâce aux ports et aux voies de communication qui n’existaient pas et qui y ont été construits (voir la citation Richard-Molard dans un de nos avant-propos).

      Il aurait été d’ailleurs intéressant que l’auteure nous donne les chiffres de ce commerce interne, qu’il s’agisse de textiles, de noix de kola, de sel, d’or…ou peut-être d’esclaves, dont le trafic interne fut important et persista longtemps.

     A titre d’exemple, à la fin du dix-neuvième siècle, l’Almamy Samory que la France combattait dans l’Ouassoulou, à l’ouest du bassin du Niger, à tort ou à raison, finançait encore des achats de fusils à tir rapide en Sierra Leone en vendant des esclaves.

    L’auteure écrit qu’une des premières causes du manque de développement a été l’insuffisance des investissements privés, associée au choix des investissements effectués, mais quid en AOF, terrain d’étude choisi par cette thèse ?

      L’analyse détaillée des statistiques douanières et des balances des paiements de l’AOF aurait pu apporter de la lumière sur ce constat, de même que sur la nature et la croissance des échanges entre la métropole et l’AOF, ainsi que sur le rôle des pôles de développement que constituèrent les nouveaux ports et les nouvelles voies de communication.

  1. Les investissements publics

      « Le bénéfice que les colonies ont retiré de la colonisation viendrait-il donc des investissements publics ? C’est ce que défendent les historiens du courant anti-repentance. » (p,59)

     L’auteure procède à un nouveau tour d’horizon de la « littérature » disponible qui fait le constat du faible niveau des investissements publics, mais sans proposer elle-même, à ce stade de la thèse, ses propres calculs pour l’AOF, en concluant :

     « Pour conclure sur les bénéfices que les colonies ont retirés de la colonisation, il s’avère donc que le bénéfice des investissements privés peut être considéré comme inexistant, du fait du manque de rationalité économique et de prise en compte des besoins locaux qui ont guidé le placement des capitaux privés. »(p,62)

        Un constat qui ne peut manquer de surprendre !

B. En quoi la la colonisation a-t-elle été défavorable au développement des colonies ?

      « La dernière question qui achève l’examen des composantes du bilan économique de la colonisation recensées dans la littérature, est sans aucun doute la plus difficile de toutes les questions que nous avons posées : en quoi la colonisation a-t-elle été défavorable au développement des colonies. » (p,62)

     Le lecteur aura noté que c’est à nouveau à partir de la « littérature » qu’un bilan économique de la colonisation lui a été proposé, et que la question est posée de façon a priori négative, « défavorable »..

a)    L’absence d’investissement productif

     L’auteure fait appel à Mme Coquery-Vidrovitch et à M. Moniot pour distinguer les trois phases qui auraient été celles du pillage, de l’économie de plantation, et de l’économie de traite, un classement qui a une certaine valeur, mais qui gagnerait à être plus rigoureux dans son analyse géographique et historique.

    Les investissements privés et publics auraient été inadaptés au développement des colonies, avec des infrastructures tournées vers l’extérieur, des réalisations pharaoniques telles que l’Office du Niger, la « charge que représentait l’administration coloniale pour des populations dont les ressources n’étaient pas en adéquation avec un degré d’organisation et de centralisation tel. Il faut rappeler bien entendu que les salaires des fonctionnaires coloniaux français servant dans les colonies, c’est-à-dire l’essentiel des coûts administratifs des budgets coloniaux, étaient à la charge des budgets locaux et que c’était en définitive les contribuables africains qui rémunéraient les administrateurs français, à des niveaux de rémunération sans commune mesure avec celles qui se pratiquaient dans les sociétés indigènes. Il y a donc comme une forme d’absurdité économique à appliquer aux colonies des structures budgétaires, économiques, et financières qui sont issues et adaptées à une économie telle que celle de la France » (p,66)

       Absurdité économique ou angélisme ? Il est effectivement souhaitable de creuser le sujet comme le propose l’auteur, avec trois éclairages, ceux de l’ancien gouverneur Delavignette et d’un ministre socialiste des colonies,  Marius Moutet, et enfin celui, anachronique, mais révélateur, du régime de rémunération des fonctionnaires français servant aujourd’hui outre- mer.

      Dans son livre « Service Africain », le gouverneur Delavignette relevait au sujet du fonctionnaire colonial :

     « Et d’abord, il peut compter sur les doigts de la main le provisoire de sa propre vie : dix séjours de deux ans, qui font vingt passages en mer, et voilà le dossier rayé, bon pour les archives. C’est un homme qui souffre un vieillissement constaté de dix- sept ans par rapport à la table de mortalité de la Caisse des retraites de la Métropole. «  (p,54)

    Autre citation, « Jusqu’en 1929, le Gouverneur général de l’AOF en Conseil de Gouvernement annonçait solennellement le nombre de journées d’hôpital des Européens. Pour cette année-là, sur 16 000 européens, 5.241 hospitalisés et 83.291 journées d’hôpital. » (p,55)

     Marius Moutet, le ministre des Colonies, notait dans une circulaire adressée à ses Gouverneurs Généraux, en 1936 :

     « …J’ai pu constater à la lecture de l’annuaire que l’Afrique occidentale française, avec ses 15 millions d’habitants, comptait près de 3 000 fonctionnaires européens, soit à peu près autant que l’Inde anglaise avec ses 400 millions d’habitants. C’est incontestablement trop… »

       Une dérive des effectifs sûrement, mais en raison d’une politique coloniale très différente de celle des Anglais qui avaient une préférence pour l’administration indirecte, laquelle, dans le cas de l’Inde, bénéficia souvent  de l’appui de gouvernances locales établies et riches  (les rajas), ce qui ne fut pas le cas en AOF.

         Ne s’agissait-il d’ailleurs pas d’une politique coloniale assumée par les gouvernements de la Troisième République ?

       Il est vrai qu’en Nigéria, donc en Afrique de l’ouest, mais au nord de cette colonie, les Anglais, appliquèrent ce que l’on a appelé la doctrine Lugard de l’indirect rule, en s’appuyant sur les deux sultanats musulmans puissants de Sokoto et de Kano, sans équivalent en Afrique française de l’ouest, mais que dans le sud animiste, les mêmes Anglais furent dans l’obligation d’imiter les Français, compte tenu du morcellement politique de cette région. 

     Enfin, la mise en place d’un Etat fédéral qui n’a pas survécu aux indépendances, et d’Etats locaux qui, eux ont survécu, en dépit des très nombreuses crises qui les ont affecté après les années 1960, n’aurait-elle pas été le coût contesté ou justifié des charges administratives des budgets locaux ? Avec une administration assez bien organisée et un système de gestion financière publique et privée sous contrôle.

      L’historien indien Panikkar reconnaissait au moins à la colonisation anglaise le mérite d’avoir mis en place un Etat moderne.

       De nos jours, le seul exemple du Mali montre bien les ravages que peut causer l’absence d’un Etat, plus de 50 ans après son indépendance.

     Et pourquoi ne pas s’interroger, de façon tout à fait anachronique, mais en même temps révélatrice, sur les régimes de rémunération et de retraite actuels des fonctionnaires français en service outre-mer ou originaires de l’outre-mer, alors que ces territoires accueillent, sans aucun problème de santé, de très nombreux touristes ? Au moins 40% de plus qu’en métropole, avec d’autres avantages.

      Au siècle du tout tourisme et du tout aérien dans les mêmes territoires !

 c) La dépendance à l’égard de l’extérieur

    L’auteure conclut : « La dépendance à l’égard de l’extérieur n’était donc peut-être pas en elle-même un facteur de blocage. Mais ajouté au manque d’investissements productifs et à l’irrationalité de certaines orientations de la production, cet état de dépendance vis-à-vis des marchés européens n’a pas été un facteur de développement des économies coloniales. » (p,66)

d)   Le laxisme budgétaire et financier

      L’auteure revient sur une des conclusions de Jacques .Marseille quant à la couverture des déficits commerciaux par l’Etat français, et note :

     « Sans s’attarder sur de pareilles affirmations, rappelons seulement que l’« immense » contribution française aux finances des colonies n’est pas établie et que c’est seulement oublier qu’au moins jusqu’en 1945, la plupart des budgets des colonies et des fédérations, au moins à n’en pas douter ceux de l’AOF que nous avons pu consulter, sont remarquablement équilibrés, la plupart du temps même largement excédentaires, sans intervention massive des subventions du Trésor français. » (p, 67)

       Et pour cause, étant donné le principe posé par la loi du 13 avril 1900, celui de l’autonomie financière des colonies, semblable au principe britannique du self-suffering, qui gouverna les relations coloniales dans l’Empire britannique !

       Après 1945, la création du FIDES changea complètement la donne.

      Est-il besoin de préciser qu’aucune des colonies françaises ne venait à la cheville du riche Empire des Indes !

     Quant à l’existence des excédents des budgets et au rôle des caisses de réserve, nous y reviendrons dans la lecture du chapitre 2, étant donné que le décret du 30 décembre 1912 et les textes subséquents avaient verrouillé complètement les conditions de l’équilibre des budgets coloniaux et que les caisses de réserve, verrouillées également dans leur plafond, avaient pour but à la fois de régulariser le cours pluriannuel des recettes et de faire face aux calamités naturelles des territoires.

    L’auteure ajoute une note de conclusion un brin polémique en écrivant :

    « Quoi qu’il en soit, il est très choquant, aux vues des structures mêmes de l’économie coloniale que nous avons développées plus haut, d’affirmer que l’héritage de laxisme budgétaire et financier soit le seul reproche que l’on puisse faire à la colonisation » (p,68)

     Le débat ouvert sur un laxisme qui aurait existé ou pas a un caractère surréaliste sur le plan historique, sauf à distinguer une fois de plus les deux grandes périodes de la colonisation, en indiquant qu’effectivement au fur et à mesure des années 1950, la métropole a été dans l’obligation d’augmenter la part de subvention qui avait été fixée à l’origine dans le financement du FIDES.

III. Conclusion (p,69)

    L’auteure écrit :

    « Nous avons passé en revue l’essentiel de ce que l’on trouve dans la littérature au sujet du bilan économique de la colonisation….

   Pour la France, le bilan s’avère plus positif que prévu…

   Pour les colonies, le bilan s’avère aussi peu positif que prévu…

   Si l’évaluation des pertes pour les économies coloniales est impossible du fait de la nature des transformations impliquées, il est encore possible, et il nous parait souhaitable, d’éclaircir la question des investissements en biens publics et leur financement.

            Ainsi, nous nous proposons d’utiliser la collecte des données budgétaires de l’Afrique Occidentale Française pour traiter à la fois le coût de la colonisation pour le contribuable français et la question du montant des investissements publics financé par la France dans cette région. » (p, 70)

&

Mon propre « abstract » :

     Première remarque : était-il véritablement utile, si le propos s’inscrivait dans une démarche scientifique de ranger les recherches de Jacques .Marseille ou de Catherine .Coquery-Vidrovitch, pour ne citer que ces deux noms, dans la catégorie de la « littérature », outre le fait que trop souvent le ton de ce chapitre est polémique ?

       Deuxième remarque : il s’agit en effet d’une revue inutilement polémique, étant donné que le résultat de la recherche portant sur le bilan économique qui nous est proposé tire pour l’essentiel son intérêt de la critique des recherches « scientifiques » qui ont pu être faites sur ce bilan, c’est-à-dire sur les « données empiriques » de l’historiographie.

       Un manque de valeur ajoutée d’autant plus surprenant que dans le cas de l’AOF, terrain des recherches privilégiées de l’auteur, cette dernière s’est bien gardée d’éclairer le lecteur sur le bilan économique des colonies concernées, ne serait-ce qu’en analysant la courbe et le contenu des séries statistiques douanières et financières les concernant, analyse qui aurait eu le mérite de vérifier pour la période post 1945, celle du FIDES, si le raisonnement tenu par Jacques Marseille sur l’équilibre des comptes extérieurs de l’AOF tenait ou non la route.

      Il n’était du reste pas le seul à défendre cette position. Dans le livre qu’a publié en 1957 J.Ehrhard, intitulé « Le destin du colonialisme », J.Ehrhard écrivait au sujet de l’aide de la France Chapitre II :

      « L’aide budgétaire apportée par la France à l’Outre-Mer a longtemps été assez modeste. Mais l’équipement a été dans une large mesure réalisé avant – guerre sur fonds d’emprunts placés en France que l’avilissement de la monnaie a pratiquement transformés en subventions, au détriment du prêteur métropolitain.. En francs actuels (1957) les sommes empruntées par l’ensemble des pays d’outre-mer représentent tout de même 210 milliards antérieurement à 1914, 577 de 1914 à 1939. » (p,25)

     Nous verrons à l’examen du chapitre 2 que cette citation pose la question de l’interprétation financière que Mme Huillery propose dans ses analyses du Chapitre 2 sur la nature des emprunts et des avances.

      Troisième remarque : beaucoup d’informations dans ce premier chapitre, mais avec des titres ambigus, un bilan, des coûts et des bénéfices, un développement ou non, sans que le lecteur puisse se faire une opinion dans le cas précisément de l’AOF, sauf à comprendre que cette thèse s’inscrit en faux par rapport à celle de Jacques Marseille.

      Un titre d’autant plus ambigu que dans la deuxième partie consacrée aux colonies, l’auteur passe du concept de bilan « coût et bénéfices » à celui indéterminé de « développement ».

    Quatrième remarque : l’analyse de ce chapitre ne s’inscrit pas dans l’histoire de l’AOF et de ses relations avec la France.

    Comment est-il possible de présenter les choses comme s’il y avait eu une continuité historique dans les relations coloniales, en ignorant les situations coloniales de chacune des périodes analysées, tout en feignant d’ignorer que le grand principe de la colonisation a été celui fixé par la loi de 1900, « aides toi financièrement toi-même ! », le même que le self-suffering britannique, à la seule différence près que les Britanniques avaient mis la main sur des territoires dont le potentiel de ressources n’avait rien à voir avec celui des Français.

     Après 1945, tout a changé, et la rigueur de l’analyse historique imposait d’en tenir compte.

    Cinquième remarque : s’agit-il de la démonstration crédible d’un bilan économique qui, à proprement parler, n’a pas été fait, mais qui s’inscrit souvent dans le débat politique et dans un champ géographique et historique flou ?

     A la lecture de ce chapitre, certains lecteurs se demanderont peut-être s’il n’est pas à ranger lui aussi dans la « littérature économique ».

    Une question ultime : pourquoi ne pas se demander les raisons pour lesquelles l’auteure de cette thèse, laquelle se présente volontiers comme un adversaire intellectuel de Jacques Marseille, n’a pas cru devoir, précisément dans le cas de l’AOF, vérifier que la démonstration principale de l’historien, c’est-à-dire la couverture des déficits des balances commerciales par des transferts de fonds publics, n’était historiquement pas fondée ?

     Il est bien dommage en effet que dans le cas de l’AOF, l’analyse de cette thèse n’ait pas porté sur l’équilibre de ses comptes extérieurs, publics, étant donné que l’objectif de ce chapitre était de sortir du terrain de la « littérature » de l’histoire économique coloniale, représentée, semble-t-il dans le cas d’espèce, par Jacques Marseille.

 Jean Pierre Renaud

Histoire coloniale: France et Afrique occidentale française, la thèse Huillery

« Histoire coloniale, développement et inégalités dans l’ancienne Afrique Occidentale Française »

HESS – 2008 – Thèse de Mme Huillery

Notes de lecture critique que nous allons publier successivement au cours du quatrième trimestre 2014

II

Les caractères gras sont de ma responsabilité

Avant-propos 1

 Sur ce blog, à la date du 10 juillet, j’ai fait part aux lecteurs de mon intention de publier, au cours de le l’automne prochain, mes notes de lecture critique de la thèse de Mme Huillery, intitulée « Histoire coloniale, développement et inégalités dans l’ancienne Afrique Occidentale Française ».

           Comme je l’ai indiqué, cette thèse vient de faire l’objet d’une certaine publicité, pour ne pas dire de propagande, parce qu’elle démontrerait, que l’homme blanc a été le fardeau de l’homme noir, et non l’inverse.

          Après sa soutenance, j’ai passé beaucoup de temps à analyser et à décortiquer ce document, compte tenu de l’intérêt du sujet sur le plan de l’histoire économique de la colonisation, incontestablement un  des points faibles de l’histoire coloniale et postcoloniale.

            Etant donné l’écho que ce travail vient de recevoir dans les médias, j’ai repris complètement mon travail de lecture critique et décidé d’en publier les résultats, pour la raison simple, que je ne partage pas la plupart des analyses de Mme Huillery.

         La lecture de cette thèse, qui a demandé beaucoup d’effort de la part d’une thésarde brillante, dotée d’un vrai savoir-faire économétrique, m’incite, à nouveau, à poser la question de la scientificité des thèses, alors que dans ce cas-là, comme dans d’autres, il ne reste aucune trace publique d’une soutenance que les textes officiels qualifient de « publique ».

         Il aurait été en effet intéressant d’avoir communication du ou des rapports présentés par le rapporteur ou tel ou tel membre du jury, des questions ou avis donnés par le jury, des résultats du vote, afin d’éclairer les lecteurs sur la pertinence scientifique des analyses proposées, sur le rôle d’un directeur de thèse, afin d’éviter sans doute les questions qui fâchent quant à la lecture de ce type de document.

         Les orientations données à ce travail, dont l’ambition était théoriquement historique, les résultats de cette recherche financière et économique importante, le ou les rapports présentés au jury, le débat qui a peut-être suivi, auraient peut-être conduit à éclairer les questions que cette thèse ne pouvait manquer de poser sur plusieurs plans : la description du système économique financier colonial, entre métropole et AOF, et entre Fédération de l’AOF et colonies rattachées, son historicité avant et après la Deuxième guerre mondiale, la signification  des concepts économiques et financiers utilisés, les chiffres eux-mêmes, la composition et l’évolution des balances commerciales et financières de l’AOF, la pertinence des bases des corrélations proposées, c’est-à-dire à la fois la représentativité des bases de début de siècle ou de fin de siècle, avec une projection inédite de calculs de valeurs portant sur presqu’un siècle…

Avant-propos 2

           Avant d’analyser le contenu de cette thèse qui démontre une très grande vélocité technique dans le maniement des outils économétriques et statistiques, avec force cartes, tableaux et graphiques, souvent en couleur, j’aimerais introduire ma lecture critique avec deux citations, celles du géographe Richard-Molard et du directeur de la thèse de Mme Huillery, et une interrogation sur les échelles des grandeurs en jeu entre la France et l’AOF :

–        Une première clé géographique : dans son livre « Afrique Occidentale Française » (1952), le géographe Richard-Molard écrivait :

         « Un autre contraste éclate entre l’Europe et l’AOF. Là, le Continent fait corps avec la mer. La voie maritime s’avance du sud, de l’ouest, du nord dans l’intimité des terres ; elle s’y prolonge par des fleuves navigables. Sans cela, l’Occident méditerranéen serait inintelligible. Les « peuples de la mer » font les civilisations. L’Afrique de l’ouest n’en possède aucun. Elle subit une anémiante continentalité ; et l’AOF la subit particulièrement pour trois raisons…. La « barre » en souligne la netteté ; en fait une barrière…L’Afrique occidentale tourne le dos à la mer… Contrairement au Pacifique et à l’Océan Indien, l’Atlantique n’a jamais été une mer de civilisation. ..Enfin l’AOF est particulièrement enfermée dans la continentalité pour des raisons purement historiques et politiques qui proviennent de la façon dont les Français l’ont acquise et dessinée… » (p,XII) ( C’est-à-dire à partir du Sénégal vers le Niger)

         « On trouverait difficilement, dans le monde, un aussi considérable bloc continental que la nature aurait avec autant de soin réussi à séparer des mers. » (p,39)

          « La géographie physique, les genres de vie et l’histoire ont enfermé ce monde noir dans l’un des blocs continentaux les plus étanches du monde, marginal dans un monde marginal. » (p,129)

        « Il en résulte que si  le monde des savanes tient la vedette dans le passé de l’Afrique occidentale, aujourd’hui il forme le « secteur intérieur », gravement handicapé par sa continentalité, au profit du « secteur extérieur » naguère ignoré, aujourd’hui seul ouvert. » (p,186)

          Une deuxième clé postcoloniale proposée par M.Cogneau, directeur de cette thèse, dans un article de M.Philippe Fort paru dans Look@sciences intitulée « Le lourd héritage colonial en Afrique de l’Ouest ».

        L’auteur introduit son sujet en écrivant :

        « Et si le modèle colonial français expliquait le retard des pays francophones d’Afrique de l’Ouest ? C’est à cette question que s’est intéressée Elise Huillery, enseignante et chercheuse à Sciences Po. L’origine des inégalités de développement observées au sein même de l’ancien « pré carré » français en Afrique résiderait, selon elle, pour une large part, dans les logiques de l’investissement public colonial…. 

       « En analysant les données des archives coloniales à l’échelon du district où étaient concentrés les pouvoirs effectifs, explique Elise Huillery, j’ai constaté l’existence de liens entre les investissements réalisés alors et des indicateurs de l’état de développement actuel : taux d’accès à l’école primaire, à l’eau potable, à l’électricité ou aux soins médicaux…

      Cette étude permet de sortir d’une impasse. « Il existe un trou noir sur les investissements publics entre l’indépendance dans les années 1960 et les années 1990 » constate Denis Cogneau, professeur associé à la Paris School of Economics et directeur de recherche à l’IRD. «  Cela rend extrêmement difficiles les comparaisons directes entre investissements pré et post coloniaux. » Le choix du district comme échelon de l’étude permet de surmonter cette difficulté. En effet, en offrant un vaste échantillon de données très précises, il rend possible l’analyse des politiques d’investissement de plusieurs zones de colonisation qui disposaient au départ, d’un potentiel similaire. Au terme de son analyse, l’héritage colonial est la seule explication des inégalités de développement observées au sein même de l’ancien « pré carré » français en Afrique. Elise Huillery l’affirme : « la colonisation a bouleversé la carte économique de l’Afrique de l’Ouest »…

        Dans le mode d’organisation colonial français, le choix des investissements est du ressort des administrateurs locaux…

     L’étude montre bien que le niveau de développement régional actuel dépend des investissements coloniaux initiaux. Elise Huillery cite notamment l’exemple du Bénin : « Le choix colonial français a été de privilégier Cotonou, aujourd’hui capitale administrative et économique du pays, au détriment de Porto Novo, hostile à la présence étrangère. Cotonou, après l’indépendance du Bénin, a ensuite continué à attirer la plupart des investissements et est aujourd’hui  largement plus développée. »

           Précisons que ces deux cités du Bénin actuel, proches l’une de l’autre, sont situées toutes les deux sur la côte du Golfe de Guinée, et non dans l’hinterland du massif de l’Atakora, à une distance de l’ordre d’une cinquantaine de kilomètres, l’une de l’autre.

        « Héritage colonial » ou « trou noir » statistique sur trente années?

       Ces quelques extraits permettent déjà de mettre le doigt sur tout un ensemble de questions qui n’appellent pas obligatoirement les réponses de Mme Huillery ou de M.Cogneau.

        Dans le cadre de quelles échelles de grandeurs entre la France et l’Afrique occidentale française ? Un rapport inégal quasiment constant.

        Tout au long de la période 1895- 1939, il n’y avait aucun rapport dans les ordres de grandeur, entre les budgets et le commerce extérieur de l’AOF et ceux de la France. Citons en quelques-uns en laissant aux chercheurs le soin d’aller plus loin dans ce type de comparaison statistique.

        En 1906, le budget de la Fédération de l’AOF était de 42 millions de francs (rapport Gouverneur Général décembre 1907) et celui de la France de 3,6 milliards.

         Le chiffre du commerce extérieur de l’AOF était alors de 144 millions de francs, dont 62 pour les exportations, et 82 pour les importations, soit un écart négatif de 20 millions

        En 1938, après la crise, le budget de l’AOF était de 51 millions F 14 (francs 14), et celui de la France de 3,4 milliards F14.

        En 1938, le chiffre du commerce extérieur de l’AOF était de 458 millions de F 14 (import = 245 millions et export = 213 millions, soit un écart négatif de 32 millions), à comparer, à deux années près,  au chiffre du commerce extérieur  « France Colonies » de la même année, de 2,7 milliards de F14, et à celui de la France, 8,742 milliards de F14, soit 5% environ. (Richard-Mollard, p,209)

     Ce rapport inégal dans les ordres de grandeur persista jusqu’aux indépendances des années 1960.

        Il est évident que toute analyse économique et financière du sujet AOF ne peut pas ne pas tenir compte de ce type de disproportion de valeurs entre les deux acteurs étudiés, et introduire des raisonnements de type marginaliste.

       L’AOF n’a représenté qu’un coût marginal pour la France, et une utilité marginale qui reste peut-être à démontrer, au moins jusqu’en 1939, alors que le même franc pouvait avoir une utilité marginale très élevée pour l’AOF, notamment à l’occasion des grands travaux d’infrastructure réalisés.

       L’auteur de cette thèse pourrait d’ailleurs accréditer ce type de raisonnement dans ses démonstrations de corrélations marginales calculées à partir des bases  retenues, si elles ne prêtaient pas à discussion.

        Enfin, et de nos jours, combien d’ONG agissant en Afrique ne font-elles pas leur publicité de collecte des fonds en usant d’un raisonnement de type marginal en disant à leurs donateurs, si vous donnez un euro, ou dix euros, vous sauvez de la famine x personnes ?

Avant-propos 3

            Dans ce type d’analyse portant sur l’histoire des relations économiques et financières entre la France et l’Afrique Occidentale Française, il est capital, dès le départ, de prendre au moins deux précautions de méthode, et donc de vérifier :

          1 – que cette analyse soit étroitement reliée à l’histoire classique des faits et des événements, celle qui a généralement la faveur de beaucoup d’historiens, et au fur et à mesure de nos observations et questions, nous verrons que ce n’est pas toujours le cas.

        2 –  que la même analyse s’inscrive rigoureusement dans l’histoire du système économique et financier qui était celui des relations coloniales, fixées juridiquement, entre la métropole et l’Afrique Occidentale Française.

        Les règles de fonctionnement de ce système furent très différentes après 1945, notamment en raison de la création du FIDES.

          Comme nous le verrons, cette histoire économique et financière s’inscrit dans un avant et un après 1945.

          Rappelons que l’objet que s’est fixé cette thèse s’inscrivait très étroitement dans un cadre juridique et historique fixant tout un ensemble de règles à appliquer sur le plan de la zone monétaire du franc, avec la création d’un institut d’émission propre à l’AOF, la Banque de l’Afrique Occidentale, la parité entre le franc AOF et le franc métropolitain, au moins jusqu’à la création du franc CFA, c’est-à-dire une relation monétaire, financière, et douanière, sous contrôle métropolitain.

         La métropole avait également fixé un cadre budgétaire tout à fait clair pour les deux types d’entités, la fédération et la colonie, un cadre également contrôlé par cette dernière, c’est-à-dire par ses Ministres des Finances ;

      Indiquons qu’après la loi du 13 avril 1900 arrêtant le principe de base qui laissait à la charge des colonies le financement de leur développement, deux textes de base, le décret du 30 décembre 1912 et la loi du 30 avril 1946 portant création du FIDES fixèrent les règles du jeu du système financier et économique colonial.

Le chemin de lecture critique proposée :

             Mes analyses ne suivront pas le cours normal des chapitres, c’est-à-dire de 1 à 4, mais un cours différent, le chapitre 1 en premier, un chapitre de revue de lecture de la « littérature coloniale » publiée sur le sujet, puis les deux chapitres 3 et 4 qui traitent des corrélations pouvant exister dans les 120 districts d’AOF entre investissements publics (infrastructures, personnel enseignant, personnel soignant), réalisés entre 1910 et 1928 et les « current performances » constatées dans les mêmes districts dans les années 1995, un des deux objectifs de cette thèse étant de démontrer que c’est la politique d’inégalité coloniale des investissements qui a été la cause des inégalités modernes constatées, et enfin le chapitre 2 qui me parait se situer au cœur du sujet traité, un sujet qui m’a conduit à raviver ma connaissance de ce sujet.

        L’ambition du chapitre 2 est en effet de démontrer que l’Afrique Occidentale Française a été une bonne affaire pour la France, ou en tout cas, qu’elle n’a pas coûté à ses contribuables.

          Ce chapitre est important parce qu’il pose beaucoup de questions capitales sur la connaissance du système financier colonial, sur son fonctionnement, et tout autant sur sa pertinence historique, questions que nous avons examinées à la fois à la lumière de l’histoire classique, du cadre juridique qui régentait ces questions, ainsi que de quelques éléments statistiques qu’il sera utile de confronter à ceux qui figurent dans le livre « La Zone Franc » de François Bloch-Lainé.

        Dans l’ordre donc :

             Chapitre 1 – Mythes et réalités du bilan économique de la colonisation française – p,19

         Chapitre 3 – History matters: the long term impact of colonial public investments in French West Africa – p,123

        Chapitre 4 – The impact of European Settlement within French West Africa – Did pre-colonial prosperous areas fall behind ? – p, 179

         Chapitre 2 –   Le coût de la colonisation pour les contribuables français et les investissements publics en Afrique Occidentale Française – p,71

Jean Pierre Renaud

« Le colonialisme en question », Frederick Cooper : « Globalisation » lecture 4

« Le colonialisme en question »

Frederick Cooper

« Globalisation »

 (page 124 à 152)

Lecture 4

Globalisation, deuxième concept d’analyse proposé par l’auteur : est-il opératoire en recherche historique?

Le discours

            L’historien écrit :

            «  Il y a deux problèmes avec le concept de globalisation, premièrement le global, deuxièmement l’isationGlobal suggère qu’un système de connexions – via en particulier les marchés des capitaux et des biens, les flux d’information et les espaces imaginaires – a investi la planète toute entière ; isation, que cela se passe maintenant, que nous sommes à l’ère du global… On ne pose pas les questions cruciales : sur les limitations des interconnexions, sur les régions auxquelles la capital n’a pas accès et sur la spécificité des structures nécessaires au fonctionnement de ces connexions… Ce qui est absent des discussions actuelles sur la globalisation, c’est la profondeur historique des interconnexions et l’examen des structures et des limitations des mécanismes de connexion…(page 124)

            Les africanistes devraient selon moi être particulièrement sensibles à l’ancrage temporel des processus transterritoriaux, car la notion même d’Afrique a été façonnée durant des siècles par des liens tissés à travers le continent, les océans et les déserts –par la traite esclavagiste atlantique, par les routes de pèlerinage, les réseaux religieux et les idées associées à l’islam, par les relations culturelles et économiques de part et d’autre de l’Océan indien. » (page 124,125)

            L’auteur examine la relation entre territoire et connectivité et observe :

            «  Les changements survenus ces dernières décennies au niveau du marché des capitaux, des firmes transnationales, méritent un examen attentif, mais cela ne doit pas nous faire oublier l’échelle, elle aussi gigantesque, à laquelle, au XVIIème siècle, la Compagnie hollandaise des Indes Orientales – reliant les Pays-Bas, l’Indonésie et l’Afrique du Sud, et connectée aux réseaux commerciaux alors existants dans le Sud-Est asiatique – a pris ses décisions d’investissement et de production. » (page 128)

            « La globalisation est elle-même un terme dont le sens n’est pas clair et qui suscite d’importants désaccords parmi ses utilisateurs. » (page 131)

            L’auteur souligne le rôle des Caraïbes dans le développement du capitalisme anglais et l’importance des échanges transatlantiques au XIXème siècle.

            «  La juxtaposition des années 1791 et 1938 permet d’appréhender la politique dans une perspective spatiale transcontinentale – et non comme un affrontement binaire entre authenticité locale et domination globale – et de mettre simultanément en relief la lutte sur le sens des idées et leur transmission dans l’espace. » (page 135)

            « Océans, continents et histoires croisées » (page 137)

            La description que fait l’auteur de la position de l’Afrique est plutôt déconcertante pour qui connait un peu l’histoire de l’Afrique de l’ouest :

            « Cela ne signifie pas que l’Afrique était un continent de paisibles villages, car des efforts y étaient déployés pour surmonter précisément les défis que posaient les groupes de parenté et la dispersion physique. L’aspirant roi tentait s’assujettir des personnes à la dérive – celles qui étaient en conflit avec leurs aînés ou dont les parentèles s’étaient décomposées – afin de se constituer une suite patrimoniale. » (page 140)

            Cette description mérite incontestablement un détour de lecture :

            «  Les rois africains étaient vulnérables chez eux et puisaient leur pouvoir dans leurs liens avec l’extérieur. Le commerce des esclaves ne signifiait pas la même chose pour les différents partenaires : pour le roi africain, il signifiait l’acquisition de ressources… en s’emparant des bien humains d’autrui et en s’évitant ainsi de subordonner sa propre population. Razzier un autre territoire et vendre à un acheteur étranger les esclaves récupérés externalisait non seulement le problème du recrutement mais aussi celui de la surveillance. Avec le temps, le marché extérieur eut un impact croissant sur les politiques et les économies de certaines régions d’Afrique occidentale et d’Afrique centrale, impact que n’avaient pas prévu les premiers rois africains qui se trouvèrent impliqués dans ce système transatlantique. » (page 140, 141)

            Et de rappeler l’interdiction internationale du commerce des esclaves :

            « Ce langage fut d’abord utilisé pour extirper un mal présent dans les empires européens et dans le système atlantique, puis à partir des années 1870, pour sauver les Africains de la soi-disant tyrannie qu’ils exerçaient les uns sur les autres. »  (page 141)

            L’auteur analyse ensuite le rôle des réseaux anciens et des réseaux nouveaux :

            « Les conquêtes coloniales imposèrent non seulement des frontières territoriales aux réseaux commerciaux qui se déployaient sur de grandes distances à l’intérieur de l’Afrique, mais aussi des monopoles sur le commerce extérieur qui se développait à l’époque, bouleversant ou détruisant ainsi les systèmes commerciaux plus articulés qui traversaient l’océan Indien et le Sahara ou longeant les côtes ouest-africaines » (Page 143)

            Les colonisateurs : « Ils apprenaient à certains indigènes le minimum nécessaire pour interagir avec eux puis tentaient de les isoler du reste de la population – dont ils soulignaient et institutionnalisaient la division en soi-disant unités culturelles et politiques distinctes (les «tribus »). » (page 143) 

            « Comment penser l’histoire de l’Afrique en en soulignant les connexions spatiales sans toutefois supposer le global ? La vision du responsable colonial ou de l’anthropologue des années 1930 – une Afrique gentiment divisée en unités culturelles et autorevendiquées – était illusoire, malgré la tendance des mythes officiels à créer leur propre réalité. «  (page 146)

            Et pour  éclairer  le débat ?

            «  A l’instar de la théorie de la modernisation, la théorie de la globalisation tire sa force du fait qu’elle unit des phénomènes divers au sein d’un cadre conceptuel et d’une vision unique du changement. Et c’est là que ces deux théories obscurcissent plus qu’elles n’éclairent les processus historiques. » (page 150)

            « On peut bien entendu voir dans toutes ces formes changeantes, présentes et passées, de connexions transnationales, d’intégrations et de différenciations, de flux et de blocages, des aspects d’un processus unique mais complexe que l’on peut appeler « globalisation ». Mais cela revient à défendre le concept en soulignant son peu de signification… et surtout pouvons-nous développer une terminologie différenciée qui invite à réfléchir sur les connexions et leurs limitations ? » (page 152)

            Très bien ! Mais que propose donc l’auteur pour identifier et décrire les connexions et leurs limitations ?

Questions

Elles sont nombreuses, trop nombreuses sans doute, et nous allons tenter de les résumer.

Acte est donné tout d’abord à l’auteur, quant au doute cartésien qu’il recommande sur un  tel sujet, le premier précepte du raisonnement cartésien : « Le premier était de ne recevoir jamais aucune chose pour vraie que je ne la connusse évidemment être telle. »

N’est-il pas toutefois trop ambitieux de vouloir embrasser tout le champ géographique et historique d’un tel débat, sans s’attacher au fonctionnement concret d’un processus de globalisation, et en s’en remettant aux travaux d’autres sociologues, anthropologues ou historiens ?

Ce type d’analyse effectivement trop abstraite, trop globalisante, rencontre rapidement ses limites, d’autres limites que celles indiquées par l’auteur, celles du terrain, de l’histoire concrète, celle d’une région d’Afrique, celle de l’Ouest, précisément, dont le contenu et les caractéristiques ne paraissent pas pouvoir entrer dans l’épure.

Le tableau que l’auteur fait de cette Afrique ne correspond pas à celle communément décrite par les historiens, et je ne reviendrai pas sur certaines appréciations, un peu trop tendancieuses, citées plus haut.

Le chapitre évoque le transnational, les réseaux, les limitations, les échelles, mais il me semble que la théorie économique fait une assez large place à ces concepts, et dans un passé relativement  récent, François Perroux a donné un exemple du fonctionnement concret et théorique des pôles de développement.

Echelles du problème : citer les réseaux commerciaux du Sahara comme exemple d’un fonctionnement ancien des connexions, certes, mais il aurait fallu en donner la mesure : je ne suis pas sûr que le commerce saharien ait eu le même poids que le commerce côtier de l’Afrique occidentale, dans les années 1870, et sûrement pas celui que la création des premiers ports côtiers a débloqué.

Il faut relire à ce sujet les travaux du géographe Richard-Molard qui a décrit avec talent les caractéristiques de ce morceau d’Afrique, caractérisé par son « hypercontinentalité », c’est-à-dire de mauvais et très rares accès à l’océan.

Echelles encore en ce qui concerne les remarques sur le transnational existant à l’époque de la révolution d’Haïti : il serait intéressant de connaitre le fonctionnement concret de ce type de transnational, alors que les bateaux mettaient de longs mois, lorsqu’ils arrivaient à bon port, pour traverser l’Atlantique, et alors que les habitants de France et les nouvelles du jour, pour autant qu’elles existaient, avaient déjà beaucoup de mal à circuler dans une communauté, nationale ou non, largement paysanne et attardée.

Comment ne pas adhérer au raisonnement de l’auteur quand il conseille de porter le regard sur les « questions cruciales », « les limitations des interconnexions », quand il souligne la nécessité de dépasser « l’affrontement binaire entre authenticité locale et domination globale », et appelle l’attention sur la sensibilité que doivent avoir les africanistes quant à « l’ancrage temporel des processus transnationaux » ?

Mais il est bien dommage que l’auteur n’ait pas livré des analyses précises sur les phénomènes qu’il relève, et dont il énumère les concepts qui paraissent les plus novateurs, tels que les connexions, les interconnexions, et leurs limitations, les réseaux, le transnational, les flux,  les hybridations, les systèmes flexibles, etc. Et qu’aucune évaluation des effets de ces concepts n’ait été proposée, ou esquissée.

C’est sur ce terrain que l’analyse aurait pu dépasser le stade du doute « cartésien » qu’il recommande aux chercheurs, et proposer une méthodologie innovante, et nous verrons ce qu’il faut penser de ce qui semble être le test historique de ce type d’analyse en examinant le chapitre VIII, intitulé « Syndicats, politique et fin de l’empire en Afrique française. »

Le témoin « colonialiste »

«  « Globalisation », c’est un mot anglais apparu à la fin des années 1970 pour désigner à la fois « une plus grande liberté dans le mouvement des biens, des capitaux, des gens et des idées autour du monde (« cf The Economist du 7 novembre 2009) et à un processus d’interactions grandissantes entre les économies et les sociétés de notre planète (cf Olivier Piétré-Grenouilleau). La galaxie histoire-monde dans le Débat mars avril 2009.

On l’a présenté d’abord comme un phénomène propre à notre époque avec la révolution dans l’information, puis comme un phénomène ancien qui s’est reproduit plusieurs fois dans l’histoire de l’humanité. Sa traduction en français « mondialisation » est à la mesure de cette ampleur historique.

            Le XIXème siècle est crédité d’une mondialisation. Si l’on met l’accent sur la plus grande liberté dans les échanges, les liens entre le colonialisme et cette mondialisation semblent d’une nature indirecte. Pour autant que le colonialisme s’explique par un retour au protectionnisme, le colonialisme serait plus une réaction contre la globalisation qu’un épanouissement de cette globalisation.

En revanche, si l’on est plus sensible à l’aspect « interaction », il y a parfaite correspondance entre les deux phénomènes. Les héros du colonialisme et de la globalisation sont interchangeables. C’est du moins la conclusion que l’on peut tirer de la description que l’historien américain Nayan Chanda fait des quatre groupes sociaux (commerçants, missionnaires, aventuriers et guerriers) qui selon lui  ont donné forme à la globalisation. (cf son livre Bound Together : How traders, preachers, adventurers and warriors shaped globalisation)

On soumet souvent la mondialisation présente aux grilles de lecture “perdants-gagnants” “périphérie-centre » et on évoque le rôle qu’a pu avoir le colonialisme dans le classement des pays de la planète dans les diverses catégories. Les constats que l’on peut faire sur la situation des anciennes colonies n’amènent pas de conclusions claires. Si les anciennes colonies d’Afrique sont dans la « périphérie » et souvent « perdantes », celles d’Asie s’apparentent de plus en plus à des « centres » gagnants. D’une certaine façon, ce qui importe ce sont plus les comportements des pays concernés que leur passé de colonies. »

M.A

Les caractères gras sont de ma responsabilité

[jp1]Seaux commerciaux alors existants dans le sud-est Ginires _ a investi la  planète toute