« La société piégée par la guerre des identités. Echec du multiculturalisme »- Amselle – Le Monde du 16/10/11

« La société française piégée par la guerre des identités

Echec du multiculturalisme »

Jean Louis Amselle

Le Monde du 16 septembre 2011, page 21

&

Réflexions sur cet article

            Un article très difficile à résumer, dont le contenu fait référence à des concepts  qui soulèvent  de grandes difficultés de définition, et autant de controverses.

            Quel est le sujet traité ? A-t-il été défini ? Quel est le discours Amselle sur le sujet ainsi défini ? Et enfin, quelle est la démonstration scientifique de ce discours ?

            Des mots qui claquent au vent, comme des drapeaux !

            Des grands mots qui dérangent, tout d’abord ! Un langage politique ou un langage scientifique ? Un mélange des genres donc ?

            Pourquoi, en effet, et  aussitôt, ces grands mots de « piège », de « guerre des identités », après la guerre des mémoires « coloniales » dont aucune institution n’a eu le courage, jusqu’à présent, de mesurer dans l’opinion publique française, si elle existait vraiment ?

Alors que l’historien qui a lancé, semble-t-il, cette expression dans les médias, et compte tenu des relations étroites qu’il entretient avec certains d’entre eux, aurait pu obtenir de leur part une véritable enquête statistique, sérieuse, qui nous aurait donné la possibilité de mesurer enfin cette fameuse mémoire coloniale (avec ou sans l’Algérie) qui expliquerait tellement de dysfonctionnements dans la société française.

Qui a véritablement intérêt à entretenir cette conspiration du silence ?

Des sondages d’opinion, il en pleut chaque jour, et il est bien dommage que ce type de sujet n’intéresse personne ! Serait-ce parce qu’il donne la possibilité de discourir sans démontrer ?

Il en est par ailleurs de même de l’interdit quasi religieux qui pèse sur les statistiques dites ethniques. Comment est-il possible de faire le procès de la discrimination en refusant de mesurer ce qu’il en est exactement par rapport à telle ou telle catégorie sociale, si l’on n’en a pas la mesure démographique ?

Dans leur préface au petit livre intitulé « Au cœur de l’ethnie » que Messieurs Anselme et M’bokolo ont cosigné, en se déclarant opposés à l’introduction de critères ethniques dans les recensements, ils écrivaient :

« Par un étrange retournement de situation, l’expansion coloniale qui s’est faite au nom de la « mission civilisatrice » de la France, mais qui a en fait largement reposé sur la gestion de la différence culturelle, ferait actuellement retour sur sa terre d’origine pour mettre en place un mode d’administration des « populations » fort éloignées du modèle théorique dressant le citoyen face à l’Etat. »

L’historien Pap Ndiaye a préconisé d’instaurer une visibilité qui serait en même temps invisible, et il conviendrait donc de nous expliquer comment un tel mystère est susceptible d’être résolu (voir blog du 16/5/11).

            Revenons donc au sujet de l’article :

            L’auteur ouvre son texte en écrivant :

« Le multiculturalisme, en tant qu’il est fondé sur la reconnaissance des identités singulières de race et de culture, a échoué en France et en Europe. Non pas, comme le prétendent Angela Merkel, David Cameron et Nicolas Sarkozy, parce qu’il n’est pas parvenu à  intégrer les « immigrés » Mais en raison de la fragmentation du corps social opérée partout où ce principe est appliqué ou promu par des organisations  politiques. »

Une des raisons principales de cet échec, sinon la seule, serait à rechercher chez les porte-parole des communautés intéressées :

«  De sorte qu’il n’est pas illégitime de mettre en doute l’existence, en France, des communautés « noires », « juive », « musulmane », ou « maghrébine », autrement que dans les discours de porte-parole parfois nommés ou encore autoproclamés qui s’expriment « au nom » de ces communautés en prenant en quelque sorte leurs « membres » en otages. »

Il aurait été évidemment intéressant que l’auteur propose sa définition du multiculturalisme en France, dont le contenu a peu de points communs avec celui auquel il est fait référence en permanence, l’anglais ou l’américain, dont les origines historiques n’ont rien à voir avec un soi-disant multiculturalisme français qui pourrait leur ressembler, mais en quoi ? Juridiquement, historiquement, socialement, culturellement ?

L’auteur met en cause dans cet échec, – mais y-a-t-il eu échec ? – , le rôle des porte- parole de certaines des communautés qui vivraient dans notre pays.

Pourquoi pas ? Mais jouent-ils le rôle important que leur prête l’auteur, je n’en suis pas sûr, et j’écrirais volontiers qu’il s’agit beaucoup plus d’une conviction, d’un discours que d’une démonstration, car en beaucoup de lieux, les rapports entre membres des communautés d’origine étrangère ne fonctionnent pas de la façon implicite, supposée.

Ce que l’auteur dénomme l’échec du multiculturalisme, indéfini, ressort plutôt sur certains territoires de la métropole d’un déséquilibre culturel et social entre populations d’origines différentes : comment ne pas penser, par exemple, que dans les communes où les citoyens français d’origine étrangère sont majoritaires, les ajustements ne soient pas toujours faciles ? L’immigration a été trop rapide !

L’auteur met également en cause la responsabilité des organisations  politiques qui se sont attachées à prôner la diversité plus que l’égalité, et il est exact que la gauche y a trouvé un champ politique plus ouvert, car il est plus facile de prôner la diversité que l’égalité.

Comme je l’ai déjà écrit sur ce blog, le professeur Walter Benn Michaels a dit d’excellentes choses sur le sujet, dans son petit livre « La diversité contre l’égalité ».

Trois réflexions  encore à propos de ce constat :

La première converge avec le constat, à savoir le fait que les porte- parole annexent pour eux-mêmes et leurs affidés des revendications ou des interventions qui ne sont pas partagées ou même comprises des membres des communautés qu’ils disent représenter, mais il ne s’agit là que d’une opinion, d’un « discours »..

La deuxième sent évidemment le souffre, étant donné qu’il s’agirait de reconnaître une disposition naturelle des membres de certaines de ces communautés à la « palabre », à la parole, au verbe, que beaucoup de français de « souche », encore une incongruité, n’ont jamais connu sur leur terre natale. L’auteur sait mieux que quiconque que la « parole » façonnait la plupart des sociétés africaines : elles furent, en effet, et très longtemps, tout autant des sociétés de la solidarité que du verbe, même celles touchées par une première imprégnation de l’«écrit », c’est-à-dire du Coran.

Et la troisième relative à ce qui ressemble fort à une sorte de propagande, insidieuse, beaucoup plus efficace que n’a jamais été la propagande coloniale, faite de dénonciation de crimes coloniaux, de repentance, de mauvaise conscience, d’histoires reconstruites, idéologiques, nourries d’un humanitarisme qui est venu, fort opportunément,  succéder au marxisme, de l’assimilation revendiquée de l’esclavage à la « Shoa », et donc de droits imprescriptibles à réparation.

Les porte-parole en question n’ont donc fait qu’exploiter le discours de ces « récadères » (1) modernes d’une nouvelle parole officielle de certains chercheurs, dont l’ambition est de reconstruire l’histoire des pays anciennement colonisés, d’« d’ouvrir de nouvelles voies » à l’histoire des anciennes colonies françaises, en surfant sur les nouveaux courants de l’immigration.

Comment ne pas reconnaître que ce processus politique et idéologique est enclenché sur le terrain de la réparation ?  Il vise à faire reconnaitre la légitimité d’une assistance généralisée, en même temps qu’une dépendance, aujourd’hui et souvent assumée, par des pays qui ont obtenu leur indépendance, depuis plus de cinquante ans ?

M.Anselme propose son diagnostic, mais il est légitime de se demander (discours contre discours) si dans un domaine comme celui-là, la théorie n’est pas trop éloignée du terrain social. Le multiculturalisme n’a pas attendu l’empire colonial et les indépendances pour nourrir la culture française, et de nos jours, de nouvelles formes de multiculturalisme  rythment la vie de tous les jours de nombreuses communes, à la condition qu’il ne soit pas complètement déséquilibré, mis en cause par une immigration par trop « invasive ». Les Français, d’origine africaine, et de bonne  foi, sont les premiers à reconnaître qu’un très fort esprit de solidarité de famille ou de clan caractérise encore les flux d’immigration africaine.

Il conviendrait donc, avant toute chose, de poser la bonne définition, scientifique autant que possible,  du sujet dont on débat. Le multiculturalisme a toujours existé en France, et il n’est pas mort, mais encore faut-il qu’on ne cherche pas à intoxiquer les Français par une nouvelle propagande « coloniale » !

Est-ce que la loi du 9 décembre 1905 sur la séparation de l’Eglise et de l’Etat et la laïcité n’a pas posé la base d’un multiculturalisme religieux solide dans un pays qui avait connu dans son histoire de multiples conflits religieux ?

Un multiculturalisme institutionnel, à la fois religieux et culturel ?

Est-ce qu’on a fait mieux, depuis, pour la paix civile et le bien commun de la France ?

Enfin, le propos de l’anthropologue s’articule sur un constat implicite, celui des dangers de la reproduction coloniale, en France, de la discrimination qui existait dans les colonies, sauf à faire observer que, compte tenu des moyens que la France consacrait à son outre-mer, et du chantier gigantesque que représentait la mise en œuvre de l’universalisme prôné par l’auteur, et tout autant par ses lointains prédécesseurs coloniaux de la société des Lumières,  il n’était guère d’autre solution que de ne pas toucher aux croyances locales, aux coutumes, et au statut des personnes. 

Par ailleurs, n’était-ce pas pure folie, ou rêve, que de vouloir mettre dans le même moule républicain et assimilationniste toutes sortes de peuples et de cultures d’Afrique ou d’Asie ?

Comment ne pas rappeler que la Côte d’Ivoire, bien connue de l’anthropologue, créée ex nihilo par la France, à la fin du 19ème siècle, comptait de l’ordre de cinquante peuples ou ethnies, et autant de langues et coutumes ?

Historiquement, la France coloniale n’avait guère d’autre choix que de faire de « la gestion de la différence culturelle ».

Si je partage tout à fait la conclusion de l’auteur, mon cheminement intellectuel et historique n’est donc pas tout à fait le même !

En bref, discours ou démonstration ?

Jean Pierre Renaud

(1)    Dans le royaume d’Abomey, le récadère était le porte- parole du roi, et le bâton qu’il portait était le signe qu’il avait bien été investi par ce chef..

Humeur Tique : A Paris, comme sous l’Ancien Régime, les rois accordent titres et bénéfices !

            Confidence de parisien plutôt bien informé :

            Dans la capitale, la politique n’a jamais fonctionné comme en France, pas plus, du reste, que les médias, la justice, ou la police !

            Il est quasiment impossible de faire de la politique, et d’y occuper un fauteuil, sans être « adoubé » par une éminence politique, et le mot adoubé est sans doute faible.

            En clair, cela veut dire que le parachutage est la clé du succès dans la capitale.

Une petite juge, trop rapidement montée en graine,  la Dati, n’a dû son élection dans l’arrondissement très bourgeois du 7°, puis aux élections européennes, que grâce au fait du prince, comme au bon vieux temps des cours des rois de France.

Alors, point trop n’en faut, dans la défense des valeurs et de la morale politique tout court !

Parce que, Dati, qui t’a fait marquise ?

Le film « L’exercice de l’Etat », Une suite cinématographique à la française du Sofitel de New York?,…Le Monde du 26/10/11

Le film « L’exercice de l’Etat »

Une suite cinématographique à la française du Sofitel de New York ?

Une concurrence inédite avec certaines pages spéciales de Libé ?

Ou encore une métaphore photo de très mauvais goût ?

Le Monde du 26 octobre 2011, la page 22, Culture

Le titre de la critique :

« La politique, cet obscur objet du désir »,

avec une très belle photo d’un quart de page intitulé « Coup de maître de Pierre Schoeller que d’établir dès la première scène de « L’exercice de l’Etat » la dimension fantasmatique et érotique du pouvoir. »

Avec « action », comme au cinéma :

Sur la photo, une femme nue, à genoux, à quatre pattes, en train de faire entrer sa tête dans la gueule immense d’un crocodile, sur fond de boiseries dorées et de cheminée en marbre blanc, cela va de soi !

            Une critique « enchantée » et enchanteresse, pour user de mots qui vont peut-être connaître bientôt  une belle fortune politique et médiatique !

            Et trois étoiles pour inciter d’aller le voir !

. Il est vrai qu’il se trouve en concurrence immédiate avec un autre film, américain, qui aura sans aucun doute ses trois capsules de Nespresso, au lieu de la petite étoile accordée par la critique du Monde.

            En ce qui me concerne, et uniquement après avoir lu attentivement cette magnifique critique et admiré la photo, je dirais volontiers qu’on peut se dispenser d’aller voir ce film.

            C’est bien dommage, car dans le même journal, le lecteur avait à sa disposition dix pages très intéressantes sur l’actualité européenne, et deux pages sur le trou de la Sécurité Sociale, avec de très beaux fromages.

         Et ma concubine préférée, d’écrire :

         « L’image fantasmatique et érotique du pouvoir » ?  On voit une femme à poil, à 4 pattes, le symbole du mépris de la femme et de la femme objet ; le pouvoir érotique d’une femme à genoux.

            On parle de l’Islam et de la condition de la femme, et pourquoi donc ne pas parler de l’Occident et de la condition de la femme vue par les cinéastes et autres publicitaires ?

            Et pourquoi pas un homme à genoux, à quatre pattes, et à poil ?

            Jean Pierre Renaud

COM’COM’ Présidentielles des médias. Jusqu’à plus soif! Le ras le bol!

 Chaque jour, vous avez beau faire, vous avez beau zapper d’une chaine de télévision à une autre, vous n’échappez pas à tel ou tel commentaire savant d’un ou d’une journaliste qui vous explique comment fonctionne «  le fil à couper le beurre » des présidentielles 2012.

Et cela dure déjà depuis des mois, et des mois, de trop longs mois ! Et cela va continuer et empirer pendant encore sept mois !

Comme s’il n’y avait pas d’autres sujets qui pourraient intéresser les Français !

La compétitivité française dans tous les états de ses savoirs, savoir-faire, et terroirs, et de ses multiples réussites ; le mille feuilles de nos collectivités locales ; la République dans nos quartiers dits sensibles ; l’Europe que nous voulons ; nos relations avec les autres pays du monde, l’Africafrance…

Et pourquoi ne pas proposer aux éminentes écoles d’économie de Paris et de Toulouse de proposer à leurs doctorants de nous dire combien coûte à la collectivité nationale toutes ces interventions des médias sur le même sujet, des interventions qui font double, triple, quadruple, sous-multiples et multiples emplois… ?

Tous frais et dépenses comprises, avant même que ne démarre la campagne officielle que nous subventionnons en tant que contribuables !

Il y a là incontestablement un vrai budget national de pédagogie politique, sociale et économique.

Jean Pierre Renaud

Printemps arabes et automne européen!

 A lire la plupart des commentaires européens sur les printemps arabes, on se félicite de voir ces pays, gouvernés jusque-là par des dictateurs, aborder enfin les rivages de la démocratie et des libertés, en tout cas, telles que nous les concevons et aimons.

            Très bien ! Mais comment ne pas souligner le grave « déficit démocratique », une expression dont certains commentateurs raffolent, je répète, le grave déficit démocratique du fonctionnement des institutions européennes de la zone euro.

A-t-on vu, avant et pendant l’été, les parlements des 17 pays membres de la zone euro se saisir du sujet, prendre des initiatives, proposer des solutions à cette crise institutionnelle ? Et avec une assemblée européenne inaudible !

Et en France ? A-t-on vu nos partis politiques se saisir du sujet et faire des propositions de réforme institutionnelle, et donc constitutionnelle, étant donné que les traités actuels n’ont curieusement pas pris en compte la gouvernance de la zone euro?

A croire que tous les membres de ces parlements étaient partis passer leur été dans les îles grecques de la mer Egée aux eaux violettes !

Jean Pierre Renaud

Culture et impérialisme d’Edward W.Said: chapitre 2 « Pensée unique », lecture critique

« Culture et impérialisme

d’Edward W.Said »

Ou « Comment peut-on être un impérialiste ? »

2

(chapitre 1 sur le blog du 7/10/11)

Chapitre 2 (p,11 à  273)

« Pensée unique »

I – Lecture

 Le deuxième chapitre, intitulé « Pensée unique », introduit le propos en constatant : « Si les allusions aux réalités de l’empire sont presque omniprésentes dans les cultures britannique et française du XIX° et du début du XX° siècle, elles ne sont nulle part plus fréquentes et plus régulières que dans le roman Anglais. » (p113)

Et l’auteur de relever à la fois « la centralité de la pensée impérialiste dans la culture occidentale moderne, et le fait que les grands noms de la critique littéraire ignorent purement et simplement l’impérialisme. (p,116)

L’auteur note que roman et impérialisme sont « impensables l’un sans l’autre », alors que « vers les années 1840, le roman anglais s’était imposé dans la société britannique ». Une sorte de « pensée officielle collective » diffuse et « L’idée d’une structure d’attitudes et de références lentement et régulièrement mise en place par le roman a, pour la critique littéraire, diverses conséquences pratiques. » (p,129)

La démonstration écrite de cette thèse nous est proposée à travers le contenu de Mansfield Park de Jane Austen : le lecteur nous pardonnera volontiers la longueur des citations, car nous nous trouvons, à cette occasion, au cœur de cette démonstration.

Le livre s’attache en effet à mettre en valeur le rôle de la romancière Jane Austen dans la diffusion de ce type de culture, notamment grâce à l’articulation des thèmes de ses romans avec le monde des Caraïbes. Un long commentaire lui est consacré. (p,137 à 148)

J’avouerai que je n’avais jamais lu Mansfield Park, et aucune des œuvres de Jane Austen. Je me suis donc astreint à la lecture de ce livre, dans la même édition que celle qui sert de référence au professeur pour ses citations.

Afin d’éclairer brièvement le lecteur, indiquons que l’intrigue se passe dans un manoir de la gentry anglaise rurale, au tout début du dix-neuvième siècle, avec une description très fine et très riche des caractères des cinq filles du propriétaire, sir Thomas Bertram, et d’une nièce, Fanny, dans un beau décor bourgeois, et dans un contexte permanent d’amitiés et de jalousies, familiales et mondaines, avec la très grande importance que ce petit monde bourgeois attachait aux relations mondaines, aux conversations, aux mariages, et aux rentes de terre anglaise convoitées.

On sait simplement que Sir Thomas possède une plantation à Antigua, qu’il y est en voyage, lorsque l’intrigue se développe longuement, jusqu’à son retour.

L’auteur écrit : «  Tout au long de Mansfield Park, le roman qui définit les valeurs sociales et morales autour desquelles s’ordonne l’œuvre de Jane Austen court un fil d’allusions aux domaines exotiques de sir Thomas Bertram. Ils lui donnent sa richesse, expliquent ses absences, déterminent son statut social en Grande-Bretagne et outre-mer, et rendent possible ses valeurs, auxquelles finissent par souscrire Fanny Price – et Jane Austen. » (p,113) 

Une nouvelle vie pour Fanny : « Ce qui soutient matériellement cette vie, c’est le domaine de Bertram à Antigua, qui a des difficultés. Jane Austen tient à nous montrer deux processus apparemment sans rapport mais en vérité convergents : l’importance croissante de Fanny pour l’économie des Bertram, Antigua comprise, et sa fermeté morale face à de multiples défis, menaces et surprises. » (p,143)

Et de retour de son île, sir Thomas Bertram intervient et remet de l’ordre dans la préparation d’une pièce de théâtre at home :

« Mais rien dans Mansfield Park ne nous contredirait si nous supposions que sir Thomas agit exactement de la même façon, à plus vaste échelle, dans ses plantations d’Antigua. »

Et de Jane Austen : «  Elle voit parfaitement que posséder et gouverner Mansfield Park, c’est posséder et gouverner un domaine impérial en relation étroite, pour ne pas dire inévitable avec lui. » (p,145)

Et plus loin : «  Jane Austen, je pense, voit que Fanny accomplit dans l’espace un déplacement domestique à petite échelle, qui correspond aux déplacements bien plus amples et ouvertement coloniaux de sir Thomas, son mentor, l’homme dont elle sera l’héritière. Les deux mouvements sont interdépendants. (p,147)

La seconde idée suggérée par Austen (indirectement, certes) est plus complexe, et pose un intéressant problème théorique. Sa conscience de l’empire est manifestement très différente, beaucoup plus allusive et occasionnelle que celle de Conrad ou Kipling. De son temps, les Britanniques étaient très actifs dans les Caraïbes… Jane Austen ne semble que vaguement informée des détails de leurs entreprises, mais l’importance des grandes plantations des Indes Occidentales était très largement connue en Angleterre. Antigua et le voyage qu’y fait sir Thomas ont une fonction bien précise dans Mansfield Park : ils sont, je l’ai dit à la fois très accessoires, évoqués seulement en passant, et absolument cruciaux pour l’action. Comment évaluer les rares références d’Austen à Antigua, et qu’en faire dans notre interprétation ?

Selon moi, par cette étrange association d’allusif et d’insistant. Jane Austen postule et assume (exactement comme Fanny) l’importance d’un empire pour la situation at home. J’irai plus loin. Puisqu’elle renvoie à Antigua et l’utilise comme elle le fait dans Mansfield Park, il doit y avoir de la part de ses lecteurs un effort correspondant pour comprendre concrètement les valences historiques de cette référenceNous devons essayer de savoir à quoi elle renvoyait, pourquoi elle donnait à l’île cette importance et pourquoi, au fond, elle avait fait ce choix, puisqu’elle aurait pu fonder sur tout autre chose la richesse de sir Thomas » (p,148)

Au risque de lasser le lecteur, il nous faut citer encore quelques-unes des analyses de l’auteur qui tendent à démontrer la pertinence de la thèse qui est la sienne :

« Revenons-y : les allusions fugitives à Antigua ; l’aisance avec laquelle les besoins de sir Thomas en Angleterre sont comblés par un séjour aux Caraïbes ; les mentions neutres et spontanées d’Antigua (ou de la Méditerranée, ou de l’Inde, où lady Bertram, dans un accès d’impatience irrépressible, veut que William se rende (aux Indes orientales) « pour que je puisse avoir mon châle. Je crois que je prendrai deux châles. Il signifie un « là-bas qui structure l’action vraiment importante ici, mais sans avoir grand poids lui-même. Or, ces signes du « dehors » portent, tout en la refoulant, une histoire riche et complexe, qui s’est depuis assuré un statut que les Bertram, les Price et Jane Austen elle-même ne voudraient pas, ne pourraient pas admettre. Appeler cela le « tiers monde » commence à traiter des réalités mais n’épuise nullement l’histoire politique et culturelle. » (p,153)

« Et, puisque Mansfield Park  lie  les réalités de la puissance britannique outre-mer à l’imbroglio privé de la famille Bertram, il n’existe aucun moyen de faire une lecture comme la mienne, aucun moyen de comprendre la « structure d’attitudes et de références » sans étude approfondie du roman. Sans le lire en entier nous ne parviendrons pas à comprendre la force de cette structure et la façon dont elle a été activée et maintenue dans la littérature ; en le lisant soigneusement, nous sentons à quel point les idées sur les races et les territoires dépendants étaient admises non seulement par les dirigeants du Foreign Office, bureaucrates coloniaux et stratèges militaires, mais aussi par d’intelligents lecteurs de romans qui s’intéressaient aux finesses de l’évaluation morale, de l’équilibre littéraire et de l’élégance stylistique. (p,156)

.Et l’auteur de souligner que le livre fait à peine mention de l’esclavage, lorsqu’à une seule occasion Fanny a posé des questions sur la traite, et qu’après il y a eu « un silence de mort ». (p,156)

Et pour conclure ces citations, nous retiendrons celle, tirée exceptionnellement du troisième chapitre « Résistance et opposition » :

«  Dans Mansfield Park, Jane Austen parle de l’Angleterre et d’Antigua et fait explicitement le lien entre les deux. Ce roman porte donc sur l’ordre en Grande Bretagne et l’esclavage outre-mer, et on peut, on doit le lire ainsi, avec Eric Williams et CLR James à proximité. De même Camus et Gide écrivent sur la même Algérie que Fanon et Kateb Yacine. (p,363)

Dans un autre registre qui nous est plus familier, l’auteur souligne par ailleurs la cohésion culturelle de l’empire et le rôle des discours de Carlyle et de Ruskin, lesquels célébraient la supériorité de la race blanche, anglaise d’abord.

L’auteur propose une longue citation d’un des chantres de l’impérialisme anglais, Ruskin :

«  Il est pour nous un destin possible aujourd’hui : le plus haut qu’une nation ait jamais eu le choix d’accepter ou de refuser. Nous sommes une race qui n’a pas encore dégénéré, une race où se mêle le meilleur sang nordique. Notre caractère ne s’est pas encore corrompu, nous savons commander fermement et obéir de bonne grâce. Nous    avons une religion de pure miséricorde, que nous devons à présent soit trahir, soit apprendre à défendre en l’appliquant. Et nous avons le riche héritage de l’honneur que nous ont légué mille ans de noble histoire… » (p,165)

La Grande Bretagne avait donc une mission quasi-divine

Dans la démonstration analytique et critique que l’auteur propose, l’opéra de Verdi, Aïda, vient à son appui, l’exaltation de l’Egypte, mais une « Egypte orientalisée »,  dans le cortège de cette source majeure d’inspiration que fut l’Egypte des pharaons, et de toutes les évocations occidentales qui ont suivi l’expédition de Bonaparte en Egypte, et la publication de « La description de l’Egypte ».

Mais Edward W. Said note toutefois : « Tout cela est évidemment très éloigné du statut d’Aïda dans le répertoire culturel d’aujourd’hui… (p,198)

L’auteur porte à présent son regard sur « les plaisirs de l’impérialisme », et pour illustrer ce titre, nous propose une longue analyse critique de « Kim », le livre célèbre de Rudyard Kipling.

Incontestablement, le sujet l’a vivement intéressé, et comment ne pas reconnaître avec lui que ?  « L’Inde a exercé une influence massive sur la vie de la Grande Bretagne, dans le commerce et les échanges, l’industrie et la politique, l’idéologie et la guerre, la culture et l’imaginaire. » (p,202)

Kipling est « resté une institution dans la littérature anglaise, toujours un peu en retrait de la grande scène toutefois. » (p,204)

L’auteur a naturellement l’ambition de démonter l’écriture et l’intrigue de Kipling pour démontrer que les aventures de Kim sont non seulement imprégnées de la culture impériale anglaise, mais qu’elles magnifient l’empire.

« Ne nous y trompons pas ! Ces plaisirs d’enfant ne contredisent pas l’objectif global : la mainmise britannique sur l’inde et les autres possessions coloniales de la Grande Bretagne. Bien au contraire, le plaisir, composante indéniable de Kim, est un trait régulièrement attesté mais rarement analysé des multiples formes littérales, musicales et figuratives de la culture impérialiste et coloniale. » (p,208)

« Il est sûr que Kim, Creighton, Mahbub, le Babu, et même le lama voient l’Inde comme Kipling la voyait, une composante de l’Empire. Et il est certain que Kipling préserve minutieusement les traces de cette vision quand il amène Kim, humble enfant irlandais, hiérarchiquement inférieur aux Anglais de souche, à réaffirmer ses priorités britanniques bien avant que le lama leur donne sa bénédiction. » (p,218)

« Kim est une éminente contribution à cette Inde orientalisée de l’imaginaire, et à l’« invention de la tradition », comme diraient plus tard les historiens. » (p,223)

« Rien de tout cela n’est propre à Kipling. La lecture la plus superficielle de la culture occidentale de la fin du XIX°siècle révèle un réservoir inépuisable de « savoirs populaires » de ce genre, dont une bonne partie, hélas, restent bien vivants aujourd’hui » (p,224)

L’auteur compare alors Kipling à des auteurs français, tels que Flaubert et Zola, et évoque un nouveau concept, celui de : « L’appropriation coloniale, c’est-à-dire géographique … » qu’auraient utilisé de nombreux autres auteurs tels que Conrad et Camus.


            Pour illustrer son analyse, Edward W.Said consacre quelques pages au thème de « L’indigène dominé »

« Le paradoxe, bien sûr, c’est que la culture européenne n’est pas moins complexe, riche et intéressante pour avoir soutenu l’impérialisme à presque tous les points de vue.

Prenons Conrad et Flaubert, écrivains qui ont travaillé dans la seconde moitié du XIX° siècle, le premier explicitement préoccupé par l’impérialisme, le second implicitement concerné. » (p,240)

« Même des penseurs d’opposition comme Marx et Engels pouvaient parler comme les porte-parole des gouvernements français et britannique. Sur les colonies, les deux camps politiques puisaient aux mêmes sources : le discours bien codé de l’orientalisme, par exemple, ou la vision hégélienne qui faisait de l’Orient et de l’Afrique des régions statiques, despotiques et sans importance pour l’histoire du monde…

A l’apogée du grand impérialisme, au début du XX°siècle, nous avons donc fusion conjoncturelle entre, d’une part, les codes historiographiques du discours savant de l’Europe, qui postulent un monde universellement offert à l’examen transnational et impersonnel, et d’autre part, un monde réel massivement colonisé. L’objet de cette « vision unique » est toujours soit une victime, soit un personnage dominé, sous la menace permanente de châtiments sévères sans égard aux multiples vertus, services rendus ou hauts faits dont il ou elle peut se prévaloir – exclu ontologiquement, car très loin de partager les mérites de l’étranger qui conquiert, enquête et civilise. Du colonisateur, l’appareil englobant exige, pour être maintenu, un effort sans relâche. A la victime, l’impérialisme offre l’alternative : sers ou sois anéanti »  (p,247)

L’auteur passe alors à l’examen de l’œuvre de Camus :

VII – Camus et l’expérience impériale française

Après avoir cité dans la galerie de portraits des « Constructeurs de la France d’outre-mer », plusieurs personnalités tels que Brazza, Gallieni, ou Lyautey, l’auteur fait un sort, parmi les hommes qui ont chanté ou incarné l’empire, à Camus, « le seul auteur de l’Algérie française qui peut, avec quelque justification, être considéré comme d’envergure mondiale », en notant toutefois que :

« On ne sent guère l’équivalent de la « pensée officielle «  britannique mais, très nettement, un style personnel : être français dans une grandiose entreprise d’assimilation. » (p,248).

L’auteur avait relevé auparavant que Girardet (l’auteur du livre « L’idée coloniale ») « ne voit nulle part en évidence une « pensée officielle » française. » (p,159)

Pour caractériser les œuvres de Camus, l’auteur fait beaucoup appel à l’analyse de M. Conor Cruise O’Brien, et affirme :

« J’irai jusqu’à dire que, si les plus célèbres romans de Camus intègrent, récapitulent sans compromis et à bien des égards supposent un discours français massif sur l’Algérie qui appartient au langage des attitudes et références géographiques impériales de la France, cela rend son œuvre plus intéressante, et non le contraire. La sobriété de son style, les angoissants dilemmes moraux qu’il met à nu, les destins personnels poignants de ses personnages, qu’il traite avec tant de finesse et d’ironie contrôlée – tout cela se nourrit de l’histoire de la domination française en Algérie et la ressuscite, avec une précision soigneuse et une absence remarquable de remords ou de compassion. » (p,261)

En vue d’accréditer son discours, l’auteur cite « l’étude remarquable de Manuela Semidei sur les livres scolaires français, de la Première Guerre mondiale à la Seconde », sur laquelle nous reviendrons dans nos questions, et cite également, à l’appui de sa démonstration, le Tartarin de Tarascon de Daudet que beaucoup de petits français de l’époque connaissaient.

« Les romans et nouvelles de Camus distillent très précisément les traditions, stratégies et langages discursifs de l’appropriation française de l’Algérie. Ils donnent son expression ultime et la plus raffinée à « cette structure de sentiments » massive. Mais pour discerner celle-ci, il nous faut considérer l’œuvre de Camus comme la transfiguration métropolitaine du dilemme colonial : c’est le colon écrivant pour un public français, dont l’histoire personnelle est irrévocablement liée à ce département français du sud ; dans un tout autre cadre, ce qui se passe est inintelligible. » (p,266)

II – Questions

Une longue liste de questions, une très longue liste, dans une matière très abondante, avec les œuvres de Jane Austen, Kipling, Gide, Camus, et j’en passe, ou avec Aïda ! Il nous faut donc trier et classer.

Dans l’esprit de M.Edward W.Said, l’impérialisme aurait été nourri par une « pensée unique », une « pensée collective », telle qu’il la décrit à propos du roman anglais, tout d’abord.

Beaucoup de questions concernent tout d’abord le roman de Jane Austen Mansfield Park, et l’interprétation qu’en donne le professeur de littérature comparée.

Juger comme capitale, et démonstrative, la relation qui a existé entre Antigua et l’intrigue du roman lui-même, la plantation, ses esclaves, et le manoir de Mansfield, parait tout de même exagéré pour plusieurs raisons, indiquées le plus souvent par l’auteur lui-même, le petit nombre d’allusions, quelques lignes sur des milliers de lignes de l’œuvre, l’absence complète de description de cette vie coloniale, de sa richesse, qui seraient au cœur de l’intrigue, et fournirait les éléments constitutifs d’une « structure de références d’attitudes et de références. », une histoire tout entière tournée vers ce qu’on pourrait appeler la vie domestique, sociale, bourgeoise de la famille Bertram, au début du dix-neuvième siècle, dans une Angleterre rurale.

Est-ce que la seule question posée par la nièce Fanny à son oncle sur la traite des esclaves suffirait à apporter la preuve de cette thèse, car tel est bien l’enjeu de la critique ?

Je cite, Fanny parle de son oncle : « Mais je lui parle plus souvent que je ne le faisais. J’en suis certaine. Ne m’avez-vous pas entendu hier soir lui poser des questions sur le commerce des esclaves ? »

« Oui, et j’entretenais l’espoir que cette question serait suivie d’autres questions. Mon père eut été heureux de voir quelqu’un s’enquérir plus longuement. »

« Je brûlais d’envie de le faire. Mais il y avait un silence de mort »

Quelques lignes donc pour emporter notre conviction ? Sur plus de deux mille pages ? 

La démonstration de l’auteur est fondée sur un raisonnement de l’implicite, de l’incidente, de l’accessoire par rapport au principal, du secondaire, qui par construction mentale de l’auteur reviendrait à accréditer la relation qui aurait existé en Angleterre, à l’époque considérée, entre la culture de cette petite bourgeoisie et l’impérialisme.

D’autant moins que les tirages des livres de l’époque sont peu connus, et encore moins le nombre des lecteurs qu’ils touchaient.

Pour résumer ma pensée, je serais tenté de la formuler de deux façons :

L’impression de voir expliquer, dans le cas du livre en question, la prégnance de l’impérialisme dans la culture par la grâce d’une sorte de présence de Dieu (ou de Satan dans le cas d’espèce) cachée, du type de celle que connaissent bien les catholiques pratiquants de leur religion.

Une sorte d’ethnocentrisme « inverse », et pour reprendre le titre d’un petit livre récent (MM.Amselle et M’Bokolo), l’auteur se plaçant « Au cœur de l’ethnie », une ethnie de la gentry anglaise de la première moitié du dix-neuvième siècle, la description du mode de vie et des croyances de cette dernière suffisant à éclairer le pourquoi et le comment de l’impérialisme.

Et en ce qui concerne la France, des auteurs, comme Chateaubriand ou Lamartine, auraient plus volontiers exalté dans leurs œuvres l’exotisme de leurs voyages aux Amériques ou en Orient, plus peut-être que l’impérialisme français. La « gentry » française de la même époque était encore plus casanière que l’anglaise.

Et la France n’a jamais connu de chantres de l’impérialisme aussi talentueux que Carlyle et Ruskin. Harmand ou Leroy-Beaulieu font bien pâle figure de ce côté-ci du chanel.

Quant au rôle impérialiste d’Aïda et de Verdi, et sans être un spécialiste de l’histoire de l’opéra, l’opéra fut, hier comme aujourd’hui, le divertissement d’une petite élite, d’abord en Italie, une Italie qui n’avait d’ailleurs, pas encore, fait son unité politique, et qui n’était pas encore, et à nouveau, impériale.

L’« Egypte orientalisée » de cet opéra a peut-être fait partie de la « pensée unique » d’une élite sociale, mais comme le note l’auteur : « Tout cela est évidemment éloigné du statut d’Aïda dans le répertoire culturel d’aujourd’hui » (p,198).

Et dans cette évocation insistante, et tout affective de l’Egypte, n’y aurait-il pas lieu d’y déceler, chez l’auteur, un soupçon d’ethnocentrisme ?

L’exemple de « Kim », le roman célèbre de Kipling est sans doute plus convaincant, en tout cas pour la Grande Bretagne.

.Est-ce que ce livre a été un des éléments d’une « structure d’attitudes et références » impérialistes dans la construction du dernier empire britannique et dans son rayonnement ?

Sans doute, bien qu’aucune évaluation de son audience n’ait été proposée, mais est-ce que le mythe de l’Inde, ses richesses fabuleuses, son patrimoine d’innombrables témoins de ses civilisations anciennes, n’ont-ils pas été suffisants, en tant que tels, et sans besoin de culture, pour convaincre les Anglais du bien-fondé de leur « appropriation géographique » coloniale ?

Lorsqu’on a entretenu une certaine familiarité avec l’histoire coloniale, il est impossible de ne pas avoir conscience de l’écart gigantesque qui existait entre les richesses déjà prouvées du continent indien, déjà très développé dans la deuxième moitié du 19ème siècle, et les richesses supposées et très inégales d’une Afrique noire française encore largement inconnue à la même époque.

L’Inde était un des joyaux de l’Empire britannique et il portait tous les espoirs d’un impérialisme de type secondaire, car cette colonie de la Couronne  n’avait plus besoin de sa métropole pour exister, et pour armer elle-même sa propre flotte de vapeurs.

Je serais tenté de dire par ailleurs, que point n’était sans doute besoin de beaucoup exalter le goût de la puissance britannique, alors que depuis plusieurs siècles, cette nation insulaire avait manifesté une propension inégalée pour la marine et le commerce, et pour dominer les mers du globe !

Ce qui n’était pas du tout le cas d’une France encore largement paysanne et peu encline au voyage !

L’impérialisme britannique n’avait sans doute nul besoin de ce roman d’aventures remarquable pour croire en son avenir, et pour constituer un des éléments de la structure d’attitudes et de références chère à l’auteur.

Ceci dit, pourquoi ne pas noter que, de façon tout à fait paradoxale peut-être, le héros du roman, le jeune Kim était un enfant d’une Irlande alors soumise au joug impérial des anglais ? Tocqueville a écrit des choses intéressantes à ce sujet, meilleures que celles racontées à la suite de ses voyages en Algérie.

L’auteur accorde une place importante au contenu de ce roman dans son analyse « structurelle », mais il est possible de se poser deux questions à ce sujet : quel a été l’écho de sa publication en France, d’une part, et d’autre part, est-ce que beaucoup de lecteurs français n’y ont-ils pas vu, plus qu’un roman à la gloire de l’impérialisme anglais, tout à la fois un beau roman d’aventures et une belle histoire de sagesse indienne entre le vieux « lama » indien et son jeune « chela » anglais, et avec une pincée de piment, celui des services secrets de Sa Majesté ?

L’auteur cite plus loin le livre de Loti « L’Inde (sans les Anglais) » en écrivant : « nous avons le récit d’un voyage en Inde au cours duquel, par choix délibéré, voire par mépris, les occupants anglais ne sont pas mentionnés une seule fois, comme pour suggérer qu’il n’y à voir que les indigènes, alors que l’Inde était, évidemment, une possession exclusivement britannique (et sûrement pas française. » (p,272)

L’interprétation de l’auteur est sans doute réductrice, car si Loti partageait assez largement l’antipathie que la « Royale » avait traditionnellement à l’égard de la marine anglaise et des Anglais en général, son livre constitue incontestablement une plongée dans tout autre chose que l’impérialisme occidental.

L’auteur compare les deux écrivains que furent Conrad et Flaubert, le premier qui aurait été « explicitement préoccupé par l’impérialisme », et « le second implicitement concerné », mais cette comparaison  est-elle vraiment pertinente ?

Et c’est un des problèmes posés par la thèse Saïd, à savoir si sa démonstration, éventuellement « superfétatoire » dans le cas de l’empire britannique, est bien appropriée au cas de l’empire français ?

Il ne semble pas que les exemples cités par l’auteur constituent les éléments d’une structure d’attitudes et de références qui aurait imprégné la culture française de la même époque. En tout cas, il conviendrait d’aller plus loin dans la démonstration, et d’abord dans l’évaluation des contenus des vecteurs de culture et dans leurs effets sur la culture des français.

Pour appuyer sa démonstration, l’auteur cite les travaux de Manuela Semidei sur le discours impérial contenu par les manuels scolaires entre 1919 et 1945, mais cette analyse tout à fait intéressante souffre d’une absence complète d’évaluation dont avait d’ailleurs parfaitement conscience la chercheuse, en écrivant :

« Certes, on ne saurait oublier que leur utilisation en tant que documents d’histoire ne va pas sans poser de redoutables problèmes de méthode. Pour chacun d’entre eux les chiffres de diffusion, les modifications apportées au cours des éditions successives, l’importance relative par rapport aux autres ouvrages du même genre, le mode d’utilisation dans l’enseignement magistral constituent notamment des éléments d’interprétation qu’il ne saurait être question de négliger. Il faudrait d’autre part tenir compte de la présentation de l’iconographie, du « style » pédagogique, de la nature même du contact qui s’établit entre le manuel et son jeune lecteur, de sa durée, de son intensité… » (RFSP, février 1966, p,85 et suivantes)

Et du calendrier scolaire, souvent en fin de programme, conviendrait-il d’ajouter, car comme je l’ai précisé dans le chapitre du livre « Supercherie coloniale », que j’ai consacré au même sujet, la démonstration du rôle des manuels scolaires sur la culture coloniale supposée des Français est encore à faire.

A l’appui de sa démonstration, Edward W.Said cite aussi le livre bien connu de Daudet, Tartarin de Tarascon, et j’ai relu ce livre qui avait enchanté ma jeunesse : un livre à la gloire de la culture coloniale ou tout simplement une belle farce ? Un jaillissement de galéjades à la méridionale avec une chasse aux lions qui n’existent plus dans une Algérie exotique ?

Et pour les lecteurs les plus sérieux, quelques pages décrivant une Algérie coloniale dont la France n’avait pas lieu de se réjouir !

Terminons enfin le tour de nos questions par Camus, qui fut un de mes maîtres à penser au cours de ma jeunesse.

Le professeur de littérature comparée appelle en garantie de sa thèse  Camus, un Camus dont l’œuvre est postérieure à la deuxième guerre mondiale, à l’heure du déclin des deux empires, alors qu’un monde nouveau apparaissait.

Première remarque à ce sujet : à l’exemple de beaucoup de chercheurs, l’auteur semble laisser entendre que l’impérialisme français, et donc son histoire, s’est résumée à celle de l’Algérie française.

Deuxième remarque : pour avoir beaucoup fréquenté les livres de Camus, je ne partage absolument pas une analyse qui voit d’abord dans ces œuvres la marque de l’appropriation géographique coloniale de l’Algérie, en écrivant :

« Les romans et nouvelles de Camus distillent très précisément les traditions, stratégies et langages discursifs de l’’appropriation française de l’Algérie. Ils donnent son expression ultime et la plus raffinée à cette « structure de sentiments »massive. Mais pour discerner celle-ci, il nous faut considérer l’œuvre de Camus comme une transformation métropolitaine du dilemme colonial : c’est le colon écrivant pour un public français, dont l’histoire personnelle est irrévocablement liée à ce département du Sud ; dans tout autre cadre, ce qui se passe est inintelligible. » (p,266)

Je dirais tout simplement qu’à mes yeux, comme sans doute à ceux de beaucoup de lecteurs de ma génération, l’Algérie était un décor, celui de Tipaza par exemple, mais que les véritables enjeux étaient moins ceux de l’Algérie française que d’un auteur qui proposait à son lecteur une réflexion sur sa vie, sa destinée, son rapport au monde, pas nécessairement colonial.

Le même type de remarque vaudrait également pour un des livres que l’auteur appelle, plus loin, en garantie de sa démonstration, « la Voie Royale » de Malraux.

Malraux était beaucoup plus intéressé par son ego que par le cadre historique et colonial de son récit, entre Thaïlande et Cambodge, l’occasion d’y déployer tous les ressorts de l’âme humaine, la sienne, dans une forêt vierge qu’il décrivait comme un formidable décor de cinéma, avec ses obsessions de la mort.

Conrad, dans son livre « Au cœur des ténèbres «  avait largement ouvert cette voie, et le célèbre roman colonial français « Batouala » de René Maran également, dont l’intrigue se déroulait également sur les rives du fleuve Congo, dans le même décor d’une forêt vierge sombre, envoûtante, et impénétrable.

Plus que le discours anti-impérialiste de ce dernier livre qui a beaucoup attiré l’attention de certaines critiques, ne s’agissait-il pas avant tout d’une évocation formidable et vivante, dansante,  de la forêt tropicale et de la population qui l’habitait ?

En résumé, et à titre de conclusion provisoire, les analyses et hypothèses de travail de l’auteur sont toujours intéressantes, mais il parait difficile dans l’état actuel de ce type de démonstration, de penser, moins encore dans le cas français, que dans le cas anglais, qu’une « structure d’attitudes et de références », et « une structure d’affinités », aient véritablement donné leur colonne vertébrale culturelle aux impérialismes, d’autant plus difficilement que leurs formes ont beaucoup évolué tout au long de la période examinée.

En bref, en dépit d’une analyse littéraire pointue, quelquefois fulgurante, cette « pensée unique » est difficile à définir, à démontrer, encore moins en France qu’en Grande Bretagne, et ses effets sont, de toute façon, mal mesurables !

Les caractères gras sont de notre responsabilité.

Jean Pierre Renaud – Tous droits réservés

Primaires socialistes et démocratie virtuelle

    Mon interrogation personnelle porte sur un des aspects les plus étranges de ce type de consultation, dite citoyenne : est-ce qu’elle n’exalte pas une démocratie virtuelle ? Comme si nous y étions ?

A voir la débauche de com. qui a entouré cette consultation, des bureaux de vote publics, comme à une élection « légale », une campagne longue, active, et coûteuse, des candidats, et cerise sur le gâteau, une Haute Autorité !

Dans quel type de démocratie politique nous trouvions-nous ?

Et comment ne pas faire le rapprochement avec ce monde virtuel dans lequel les médias modernes nous plongent en permanence ?

 Il est loin d’être assuré que ce type de démocratie « adolescente » ne court pas les mêmes dangers de confusion psychologique que les jeux numériques de nos enfants «adolescents »

Alors donc, notre beau pays, la France, revenue dans une démocratie « adolescente » ?

Jean Pierre Renaud

Humeur Tique : honneur à la politique à la française : de la clarté, toujours de la clarté, et aussi quel courage !

  Après son très bon score aux primaires dites citoyennes du PS, Montebourg, très courageusement, n’a donné aucune consigne de vote à ses supporteurs, mais il s’est affiché aux côtés d’Hollande et fait savoir qu’il le soutenait à titre personnel. C’est-i pas beau, ce distinguo ?

            Les verts se sont échinés à élire une candidate pour les futures présidentielles, mais on a vu Voynet s’afficher aux côtés d’Aubry, ainsi qu’un sénateur récemment élu en Ile de France, faire de même. Eva est donc leur candidate ?

« Les roses noires », un documentaire émouvant et formidable sur LCP Public Sénat (15/10/11), ou la vie de nos jeunes filles dans les cités!

  Dans la soirée du 15 octobre dernier, nous sommes tombés tout à fait par hasard, avec ma « concubine préférée », sur le  documentaire « Les roses noires » de Public Sénat, consacré à la problématique quotidienne des jeunes filles des cités.

            Un documentaire émouvant, car les jeunes filles interviewées situaient leurs propos, à la fois dans le concret de leur vie, et en dehors de beaucoup de clichés qui entourent la vie dans les quartiers dits « sensibles » : beaucoup de spontanéité, de fraicheur, de sincérité, et d’envie de vivre de la part de toutes ces jeunes filles.

            Des portraits tout à fait réussis qui respirent l’authenticité.

            On voit bien combien il est difficile pour une jeune fille des cités de se situer, et de trouver équilibre et épanouissement, entre le monde des « français-français » et un milieu familial situé trop souvent à ses antipodes.

            « Français-français »en concurrence avec « langage des cités » ?

            Nous avons découvert l’expression « français-français », et en elle-même, elle représente déjà une vraie problématique !

            Point n’était besoin de nous convaincre, une fois de plus, que l’avenir des cités passe par celui de ces jeunes filles et femmes qui sont obligées en permanence de se libérer ou d’alléger le poids des traditions culturelles et familiales, déchirées entre leur milieu familial et religieux et leur vie quotidienne, avec le rôle très ambigu des frères et des garçons.

            Avec, souvent, trop souvent, l’impérieuse nécessité de se « transformer en mecs » pour survivre, conserver leur identité dans un monde de mecs, et tout simplement vivre comme une jeune fille en France !

Jean Pierre Renaud et sa « concubine préférée »