Les Empires coloniaux anglais et français face aux cultures locales de pouvoir local – III – Lyautey et l’Empereur d’Annam Than Taï

Les Empires coloniaux anglais et français face aux cultures de pouvoir local

1850-1900 : au Soudan, avec Samory, Almamy, en Annam, avec Than-Taï, Empereur d’Annam, à Madagascar, avec la Reine Ranavalona III

III

1896 : Lyautey et l’Empereur d’Annam Than-Taï

            En Indochine, la France procéda rapidement à la mise en place d’une administration directe qui ne disait pas son nom, les résidents français doublant les mandarins, représentants officiels de l’Empereur d’Annam.

            Les mandarins annamites étaient choisis et formés au terme de concours difficiles, et ils constituaient à l’évidence une élite administrative.

            Les gouverneurs n’ont eu de cesse que de vouloir un Empereur à leur dévotion, n’hésitant pas à les remplacer le cas échéant.

            J’ai déjà évoqué dans un de mes textes la discussion qu’eut Lyautey avec l’un de ses collègues, ingénieur, à l’occasion de la visite du Gouverneur Général de l’Indochine à la Cour de Hué.

            Le texte qui suit illustre parfaitement la problématique coloniale entre administration directe ou indirecte.

            Nous évoquerons ultérieurement dans un autre texte les conséquences que cette façon de concevoir la colonisation française a eu des conséquences tragiques dans le déroulement de la guerre d’Indochine entre 1945 et 1954.

Tourane, le lundi 31 août 1896 – Lettres du Tonkin, page 415

      En Annam, La Cour de Hué

            L’Empereur Than-Taï était jeune et avait un comportement despotique à l’égard des membres  de la Cour d’Annam, notamment des femmes.

            Lyautey, alors Commandant, racontait le comportement espiègle, pour ne pas dire plus, de ce jeune empereur d’Annam, à bord de leur bateau.

            « A bord du Haïphong, en route de Tourane à Saigon, 1er septembre, soir,

            Embarqués  à 3 heures ; le Roi est venu visiter le courrier, le plus grand bateau qu’il ait vu jusqu’ici. Lunch, séparation, adieux ; il avait repris le turban royal, la Légion d’Honneur. Il entre en scène comme un acteur, et c’est amusant de le voir « poser » pour dissimuler ses étonnements… il a par l’intermédiaire de Hoang-Trang-Phu, des mots très aimables pour moi. Et comme je m’étonne, moi, chétif dans cette hiérarchie, qu’il m’ait ainsi distingué, et le lui exprime, il me fait dire par Hoang qu’il tient  à remarquer ma politesse et ma déférence que je lui ai témoignée, ce qui prouve simplement qu’il n’a pas toujours été gâté à cet égard.

      Et puis que voulez-vous, pour moi il est le Roi.

            C’est depuis huit jours ma constante, très cordiale et plaisante querelle avec l’ami R…, l’ingénieur en chef des Travaux publics…

         R… écume de se courber, de se découvrir, de rester debout, de voir M.Rousseau, inspecteur général des Ponts, po-ly-tech-ni-cien, etc, etc, céder le pas à ce môme vicieux, et ronchonne les mots « mascarade, humiliation » ; moi, je rigole ; j’émets l’idée, qui le fait bondir, que je ne sais pas pourquoi nous ne lui baisons pas la main. – Eh ! Qu’est-ce que ça me fait ses vices, la gale de son petit frère, ses néroneries de palais ; c’est le petit-fils des Gia-Long et des Ming-Mang, le dernier des Nguyen, c’est la grande force sociale de cet empire de 20 millions d’hommes, au passage duquel les populations se couchent dans la poussière, dont un signe du petit doigt est un ordre absolu ; et grand Dieu ! Servons-nous en et n’énervons pas cette force, puisque nous en tenons les ficelles, et persuadons-nous que ce n’est ni l’Administration directe, ni toute la compétence  technique des B… et des N… qui la remplaceront, et, ne fût-ce que par conviction, honorons-le par politique. Toute la philosophie du Protectorat est là-dedans ; et c’est pourquoi… il ne fallait pas annexer Madagascar.

            Et maintenant que la féerie est finie, Than-Taï parti, et le courrier en marche, examinons notre conscience.

            Il n’y a pas assez de mots pour flétrir la conduite de la France vis-à-vis du petit Roi. Nous avons beau jeu à nous indigner de ses vices, de ses cruautés, de son insouciance. On connait son histoire. En 1889, à la mort de Dong-Khan notre créature, ne voulant naturellement pas remettre sur le trône Ham-Nghi, chef du parti national, le déporté d’Alger, nous allâmes chercher un fils de Duc-Dui, fils adoptif et héritier de Tu-Duc qui avait régné quelques heures à la mort de ce prince, en 1883. Ce fils, c’était Than-Taï, qui avait 11ans. Elevé en prison avec sa mère, dans les besognes serviles, loin des partis et des échos de la cour, il était à notre merci, malléable à volonté.. Et ainsi que le remarque le plus distingué des anciens Résidents généraux de ce pays, nous pouvions et devions en faire le Roi idéal du Protectorat, entouré de maitres français, formé à nos idées, initié à nos plans, le meilleur des intermédiaires pour en assurer l’exécution. Qu’avons-nous fait ? Pendant deux ans, nous avons placé auprès de lui, au Palais, un commis subalterne, sous prétexte de lui apprendre le français. Et puis, c’est tout. On lui a donné des joujoux, tantôt la Grand-Croix de la Légion d’Honneur, tantôt des polichinelles à musique, l’an dernier une tapisserie des Gobelins. Et on l’a laissé pousser comme il a voulu, oisif et tout puissant, dans le mystère de ce monde d’eunuques, de harem, de bas serviteurs. Et il s‘est ennuyé royalement, sans un livre, sans une distraction du dehors, sans un dérivatif aux instincts. Et la sève est venue, et le petit homme est très vivant, et les flatteurs et les pourvoyeurs étaient là tout prêts ; et ça s’est déchaîné en débauches et en cruautés, avec les raffinements et l’ampleur que comporte l’exercice absolu de la tyrannie domestique. Mais enfin, à qui la faute ? Et alors ce furent des punitions de collège, le Résident supérieur venant faire des scènes de pion, le mettant aux arrêts pendant 30 jours dans une pagode avec trois femmes seulement, des remontrances solennelles du Conseil des Régents, ravis au fond et faisant courir le bruit que le Roi était fou pour se ménager le moyen de le déposer et de nous proposer une créature de leur choix…

        Pourquoi, pourquoi depuis sept ans n’avoir pas placé auprès de lui un ou deux Français sûrs, civils ou militaires, tantôt ses compagnons, tantôt ses mentors, tantôt ses maîtres, le cœur haut placé, de bonne éducation, déférents et fermes, qui se fussent voués à cette noble tâche…

      Mais tous ces beaux discours n’empêchent pas que nous pouvons nous vanter d’avoir « raté » Than-Taï. »

         (Lettres du Tonkin et de Madagascar, p,418 à 422)

       Il défendait le principe du maintien d’un Empereur Fils du Ciel à la tête de l’Annam, par respect de la religion, de la culture, et des traditions de ce pays.

      Citons à présent, comme nous l’avions annoncé un bref résumé de l’histoire d’un Enfant du Miracle qui apparut au Tonkin dans les années 1896, et qui incarna alors un des mythes religieux et culturels du delta.

       Dans le Yen-Thé, une zone géographique du delta du Tonkin d’accès difficile, entrelacée de rizières et de bois, les troupes coloniales combattaient alors un redoutable adversaire, le Dé Tham, qu’il était difficile de classer dans la catégorie des grands pirates endémiques du delta ou dans celle des rebelles à la présence française, des rebelles appartenant à la classe des mandarins ou des entourages des Empereurs d’Annam, en lutte ouverte ou clandestine depuis de très nombreuses années.

     Le Colonel Frey que nous avons déjà rencontré dans le Haut Sénégal notait :

        « Il faut donc le reconnaître, le parti national de la lutte contre l’influence française existe réellement au Tonkin et en Annam… Ce parti… son influence grandit chaque jour. »

       Le commandant Péroz proposa un récit souvent savoureux et coloré de son commandement au Tonkin, et notamment de la lutte qu’il conduisit contre le Dé-Tham qu’il finit par « apprivoiser », mais cela ne dura pas longtemps.

      « Un enfant du miracle » :

      A cette occasion, il racontait l’aventure d’un enfant du miracle, le Ky-Dong, une aventure qui s’inscrivait parfaitement dans les croyances et coutumes annamites, un monde que la France avait bien de la peine à déchiffrer :

     « Ky-Dong était fils de mandarin, et avait su inscrire ses origines dans le merveilleux des légendes et des devins, et son rôle et son histoire, dans celle de l’Annam et de la monarchie, et de l’influence qu’y avaient toujours eu les lettrés…

       Tout séparait donc le Dé-Tham d’un personnage aussi curieux que le Ky-Dong, ses origines et son parcours, avant qu’il ne vienne s’installer dans le Yen-Thé.

       « C’était un charmant annamite que l’ »Enfant du miracle » ; un des types les plus gracieux de cette race pétrie de délicatesse et de distinction.

       Presqu’encore adolescent, vingt ans à peine, élancé, très fin, souple comme une jeune tige de bambou. Une chevelure magnifique, ample, abondante ; lustrée, d’un noir luisant de jais ; quand son chignon était dénoué, cette chevelure l’enveloppait jusqu’aux pieds, comme une pèlerine de soie brillante. Ce cadre d’ébène rehaussait la pâleur du teint, qui se colorait de furtives rougeurs lorsque vibrait en KY-Dong quelque vif émoi. Les yeux éclatants n’étaient pas ceux de sa race ; ils étaient largement fendus, enchâssés dans des orbites profondes ; ils étaient voilés de longs cils dont la frange délicate soulignait une ombre légère l’acuité d’un regard qui ne jaillissait que par courtes éclipses sous des paupières souvent baissées. La bouche était d’un joli modèle, avec des lèvres rouges, écrin d’une merveilleuse dentition, que la laque et le bétel n’avaient pas souillées. Des mains et des pieds d’enfant.

      Il parlait en zézayant un français très pur, empreint volontiers de quelque recherche..

        Ainsi m’apparut un jour, à Nha-nam, à la porte de mon bureau, le corps serré dans un élégant fourreau de soie, le calculateur habile qui faillit révolutionner le Tonkin, pour satisfaire les aspirations de bien-être et de luxe que nous lui avions inculquées.

      Il était né à Nam-Dinh, la capitale des lettres tonkinoises. Lorsque nous nous emparâmes de la ville, il avait huit ans. C’était le fils d’un petit mandarin sans grande influence et fortune. Cependant Ky-Dong était connu, honoré et aimé de tous, hauts fonctionnaires, soldats, marchands et nha’qués, tous s’inclinaient devant la légende miraculeuse qui auréolait l’enfant des reflets  d’une couronne, et lui prédisait une destinée royale. (HCB/p,324)

     Cette prédiction, faite lors de sa naissance, s’inscrivait parfaitement dans le contexte des croyances annamites traditionnelles, lesquelles, en tout cas, à nos yeux d’occidentaux, relevaient du même monde merveilleux qui a toujours nourri nos propres superstitions et légendes.

     Nous ne nous attarderons pas en détail sur son histoire, qui, est à elle seule, comme celle du Dé-Tham, un véritable roman, mis seulement sur quelques épisodes.

        « Paul Bert était à cette époque résident général en Indochine. L’événement et la légende lui ayant été rapportées, il décida de faire élever en France ce jeune Annamite prédestiné… L’enfant fut donc envoyé à Alger, puis à Paris, dans un lycée où il fut interne… Certes, ces dix années vécues au milieu de nous avaient profondément bouleversé la mentalité de Ky-Dong, mais point dans le sens que pensaient ses maîtres. Les femmes galantes, les voitures confortables, les appartements somptueux, les mets et les boissons recherchés avaient tous ses suffrages…

      Il n’avait pas vécu à Paris, tellement isolé de ses compatriotes, qu’il n’eût appris les rancœurs et les amertumes accumulées par nos maladresses et par notre mépris des coutumes séculaires, des usages familiaux, et des croyances respectées. Ces sentiments seraient le terrain qui, sur un geste de lui, déterminerait une fermentation qu’il saurait surexciter à son avantage…

       Une procession annonciatrice :

       « Il y avait une grouillante procession de robes noires et de parapluies verts… un exode vraiment, mais un exode de mandarins et de notables… plusieurs milliers certainement. Leurs piétinements soulevaient un grand nuage de poussière rouge… D’où sortait cette foule d’une qualité si particulière ? Que faisait-elle dans mon pays misérable et dépeuplé ? A qui ou à quoi en avait-elle ? Où allait-elle ?…

Or c’était du côté de la forêt qu’ils allaient ! Vers la forêt maudite, la forêt redoutée, la forêt des pirates et du tigre ! Des mandarins, des notables… Cela sentait naturellement le surnaturel… »

     Personne ne savait rien et un étrange visiteur attendait le commandant Péroz dans son bureau, confortablement installé dans un fauteuil.

       « … Mon commandant, je n’ai pas encore eu l’honneur de me présenter. Je me nomme Ky-Dong… En annamite, cela veut dire « l’Enfant du miracle »….

      Ky-Dong donne au Commandant les raisons de sa présence :

      « En effet, mon commandant, j’oubliais l’important. Je vous croyais renseigné. Voici une lettre du résident supérieur qui vous donnera les raisons de ma venue dans le Yen-Thé, et de celle des braves gens qui, en ce moment, défilent devant votre résidence…

        L’idée générale était de déverser sur le Yen-Thé une partie du trop- plein de la population du delta, afin de remettre en valeur nos plaines incultes. Ky-Dong avait offert de la réaliser…

      Toute la bande, cinq à six mille personnes, maîtres et serviteurs, était logée tant bien que mal aux alentours des blockhaus dont j’avais retiré les garnisons… Une petite ville s’était levée comme par enchantement autour du blockhaus de Cho-kei. Ky-Dong en avait fait sa résidence….

      Dans la résidence, une salle de conférence :

      «  De cette salle partaient les proclamations qui allaient enflammer les courages jusque dans les villages les plus reculés du Tonkin… »

      Le commandant Péroz accumule les informations d’après lesquelles Ky-Dong fait toute autre chose que ce pourquoi il annonçait être venu, et le commandant va prendre un certain nombre d’initiatives pour se débarrasser du personnage.

    Ky-Dong avait donc fait un passage de comète révolutionnaire dans le Yen-Thé, région impénétrable que la France n’avait pas réussi à pacifier complètement, compte tenu du foyer de rébellion qui y couvait, et qu’entretenait le grand chef pirate Dé-Tham.

      Dans le livre déjà cité, le commandant Péroz en fit un récit très documenté.

    Au fur et à mesure des années, les Résidents de France doublèrent dans la pratique les mandarins qui exerçaient théoriquement à la tête des circonscriptions impériales.

            Certains diraient sans doute que le futur Maréchal de France avait une conception britannique de la colonisation, et ils n’auraient sans  doute pas tort.   Il n’aurait sans doute pas déposé la Reine de Madagascar,  s’il avait occupé le poste de Gallieni, autre futur Maréchal de France qu’il admirait.

   Lors de son proconsulat marocain, il eut toujours soin de respecter les institutions locales, la monarchie et la religion musulmane.

       Jean Pierre Renaud  –  Tous droits  réservés

1883-2013: Jules Ferry et François Hollande: même combat!

1883-2013 : Jules Ferry et François Hollande : même combat ! ou ?

Tonkin, Mali, Centrafrique !

 =  130 ans  plus tard une régression de la démocratie et de la République !

De la Troisième République à la Cinquième République !

            En 1883, à la demande du Président du Conseil, Jules Ferry, la France va faire la guerre au Tonkin, une fois l’expédition militaire autorisée par la Chambre des Députés (1er budget voté le 15/051883 : 5,3 millions de francs ; 2ème budget voté le 10/12/1883 : 9 millions de francs ; 3ème budget voté le 18/12/1883 : 20 millions de francs), soit 34 millions de francs sur un budget de l’Etat de l’ordre de 3 milliards de francs or.

            En vertu de l’article 9 de la Constitution de 1875 : « Le Président de la République ne peut déclarer la guerre sans l’assentiment préalable des deux Chambres. »

            Il est naturellement possible d’ergoter sur les raisons de cette intervention, un mélange de néomercantilisme, de croyance dans la supériorité de la civilisation française,  de conscience de la puissance du pays, du désir de détourner l’attention de l’opinion publique de la ligne bleue des Vosges, ou tout simplement d’un concours de circonstances militaires, de faits accomplis, ce qu’un certain ministre traduisait à la Chambre des Députés par la formule : « les événements ont marché …»

            Toujours est-il que c’est le Parlement qui décida d’autoriser cette expédition militaire du Tonkin ! Alors que la situation financière n’était pas mauvaise, pour preuve la rapidité avec laquelle le pays paya à l’Allemagne une indemnité de guerre de 5 milliards de francs or après la guerre de 1870.

            En 2013 : François Hollande engage successivement nos forces militaires en janvier, au Mali, et en décembre, en Centrafrique, sans avoir besoin d’y être autorisé par le Parlement, et sans avoir besoin de faire voter, par les députés, les crédits nécessaires. Connait-on aujourd’hui les coûts de ces deux interventions ?

            Avec quelques raisons qui sonnent comme au temps de Jules Ferry, au lieu par exemple de la civilisation, l’urgence humanitaire, qui s’entrecroisent avec l’héritage officiellement nié de ce qu’était la Françafrique des réseaux Foccart et Penne !

            En cause, la petite merveille constitutionnelle (un des articles de la réforme, l’article 35) votée de justesse par le Congrès le 26 juillet 2008, avec une majorité d’une voix, et le refus massif de la gauche de l’époque : à l’Assemblée Nationale, 10 votes pour et 194 votes contre des députés socialistes, et au Sénat, 0 vote pour et 95 voix contre !

            Sans commentaire !

          Car le Président nouvellement élu et sa majorité parlementaire socialiste n’ont rien trouvé à redire dans l’usage du nouvel article 35 qui permet au Président d’engager nos forces à l’étranger, c’est-à-dire de faire la guerre, en se contentant d’en informer le Parlement dans les trois jours, et de ne solliciter l’assentiment du Parlement qu’après le délai de quatre mois.

            Curieuse régression de la démocratie française et de la République !

            D’autant plus inacceptable qu’avec les moyens de la guerre moderne, cette autorisation tacite de faire la guerre pendant quatre mois peut évidemment mettre le feu à la maison France !

      D’autant plus inacceptable qu’avec ces deux interventions au Mali et en Centrafrique, le Président nous fait faire la guerre à crédit, puisque le pays a une dette publique colossale !

            Alors, certains esprits autorisés, et en premier lieu le ministre des Affaires Etrangères,   défendent le rôle international de la France à travers son siège du Conseil de Sécurité, et ils justifient en permanence le bien fondé de nos interventions à l’étranger. Ils étaient prêts à engager notre armée en Syrie, en oubliant peut-être que nous ne sommes plus à la fin de la Deuxième Guerre mondiale, que le monde a changé, et que le temps est peut-être venu de partager avec certains pays de l’Union  européenne ce fameux siège à l’ONU.

            Dans sa dernière conférence de presse, le Président a encore souligné le rôle de grande puissance de la France, mais le temps ne serait-il pas venu d’adopter une posture internationale mieux adaptée, celle d’une « puissance d’influence » ?

         Et de partager le fauteuil du Conseil de sécurité avec telle ou telle puissance européenne qui acceptera de faire défense commune avec notre pays ?

            Lors de sa visite aux Etats Unis, le Président des Etats Unis a félicité notre Président pour le courage dont il avait fait preuve en engageant notre pays dans une nouvelle guerre au Mali et en Centrafrique, hommage de la démocratie américaine, qui a refusé de s’engager en Syrie, à cet étrange régime républicain où le « monarque » décide de la guerre ou de la paix ?

Jean Pierre Renaud

Gallieni et Lyautey: fin de parcours documentaire -Haro sur la métropole!

Gallieni et Lyautey, ces inconnus !

Eclats de vie coloniale

Fin du parcours documentaire annoncé sur mon blog, le 5 avril 2012 !

            J’avais alors fait part de mon intention de publier successivement une série de morceaux choisis de témoignages rédigés par les deux « inconnus » qui relataient leurs expériences coloniales en Indochine et à Madagascar, à l’époque des grandes conquêtes coloniales de la Troisième République

            Gallieni servit au Tonkin entre 1892 et 1896, et à Madagascar de 1896 à 1906. Lyautey servit au Tonkin entre 1894 et 1896, et à Madagascar entre 1897 et 1902.

 J’introduisais mon propos en citant un extrait d’une lettre de Lyautey rapportant une de ses conversations avec le colonel Gallieni, à « l’occasion » d’une des colonnes de pacification  qu’il commanda aux frontières de Chine, celle du Ké-Tuong,  la conversation du 3 mai 1895.

            Au commandant Lyautey que le bon « déroulement » de la colonnepréoccupait, le colonel Gallieni lui recommandait d’adopter sa méthode du « bain de cerveau », en s’entretenant de livres reçus, concernant deux auteurs encore plus « inconnus » de nos jours, Stuart Mill et d’Annunzio.

            A travers ces témoignages, le lecteur aura pu se faire une idée de ce que fut l’ expérience coloniale de ces deux personnages coloniaux de légende, telle qu’ils la racontaient avec leur belle écriture, Lyautey y ajoutant la marque personnelle et talentueuse de ses croquis.

            Gallieni et Lyautey formaient un couple d’officiers paradoxal : Lyautey  était profondément marqué par la grande tradition française d’un conservatisme mâtiné de christianisme, alors que Gallieni était un pur produit de l’immigration de l’époque, républicain et laïc dans l’âme.

               Les extraits que nous avons cités des lettres du Tonkin de Lyautey montrent un Lyautey soucieux de ne pas trop toucher aux structures politiques et religieuses traditionnelles de l’Annam, et clair  partisan du maintien des pouvoirs de la Cour d’Annam de Hué.

           Comme chacun sait, ou ne sait pas, en Indochine, la France n’a pas suivi cette ligne politique que Lyautey sut plus tard faire adopter au Maroc.

              Lorsqu’il arriva à Madagascar, Gallieni avait déjà détrôné la reine Rananavolona III, et il n’est pas certain que le même Lyautey aurait  fait le même choix : les destinées de la Grande Ile auraient alors été, et vraisemblablement, différentes.

Car à lire ses lettres, le lecteur en retire l’idée que sa conception de l’empire colonial était proche de celle de l’empire anglais, le pragmatisme et le traitement des « situations coloniales » au cas par cas.

&

            Ainsi que je l’ai annoncé sur ce blog, avant l’été, le lecteur trouvera ci-après la dernière publication de la série « Gallieni et Lyautey, ces inconnus !  Eclats de vie coloniale – Morceaux choisis – Tonkin et Madagascar – Haro sur la métropole ! »

 Leurs auteurs condamnaient à leur façon, la ou les conceptions coloniales d’une métropole, qui n’avait  aucune connaissance des « situations coloniales » que rencontraient les acteurs de la colonisation sur le terrain : tout le monde sur le même modèle, et au même pas, que l’on soit à Hanoï, à Tananarive, ou à Guéret !

           Comme rappelé plus haut, Lyautey avait une doctrine coloniale proche de la britannique, modernisation d’un pays, en tenant compte de leurs pouvoirs établis et de leurs coutumes.

              Les extraits des correspondances relatives à la politique coloniale française du Tonkin  et de  l’Indochine l’annonçaient.

Gallieni et Lyautey, ces inconnus !

Eclats de vie coloniale

Morceaux choisis

Tonkin et Madagascar

Lyautey et Gallieni : haro sur la métropole !

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            Une métropole, tout à la fois incompétente et avare de ses sous !

            Comme nous l’avons vu, le commandant Lyautey était fort bien placé pour donner son avis et son jugement sur les relations qui existaient entre la métropole et la colonie du Tonkin, et Gallieni, fut à son tour, dans le même type de position, en qualité de Gouverneur général de Madagascar pendant presque dix années, pour juger du même type de relation.

            Et leur jugement ne fut pas tendre !    

            Les colonies ne devaient rien coûter à la métropole

            Une remarque préalable capitale, relative au régime financier des colonies, capitale parce qu’elle a conditionné la mise en application de la politique coloniale française, pour autant qu’il y en ait eu toujours une, hors son uniformité tout française.

Les gouvernements de la Troisième République avaient décrété que les colonies ne devaient rien coûter à la métropole, et donc financer leurs dépenses sur les recettes à créer.

         La loi du 13 avril 1900 fixa définitivement ce principe dont l’application dura jusqu’à la deuxième guerre mondiale.

            Les colonies ne devaient rien coûter au pays, mais en même temps le pouvoir central n’avait de cesse, par l’intermédiaire de ses bureaux, de vouloir tout régenter dans les colonies, et donc de passer au rouleau compresseur des standards métropolitains des sociétés et des territoires qui avaient très peu de points communs entre eux, et encore moins avec la métropole.

            Lyautey, à Hanoï, le 20 janvier 1895, à mon frère,

            « Le Ministère par terre, Casimir-Périer par terre, Félix Faure Président. Vous êtes tous fous, vous ne pouvez pas nous laisser fabriquer notre Tonkin sans venir troubler tous nos projets de labeur par cette mortelle et constante instabilité ? Les mandarins rigolent, eux, les tempérés et les sages. » (LTM/p110)

            En 1896, à Hanoï, le commandant Lyautey écrivait à son ami Béranger :

            « …Les deux ans que je viens de passer aux affaires, successivement comme Chef d’Etat-Major du corps d’occupation et comme chef du cabinet militaire du Gouverneur, tenant directement la correspondance avec les ministres métropolitains et recevant la leur, me laisse la stupeur de ce par quoi nous sommes gouvernés. Incompétence, ignorance crasse et prétentieuse, formalisme aveugle, observations de pions aigris, négation dédaigneuse des compétences sur place et des besoins locaux, voilà tout ce qu’en deux ans j’ai pu voir de la métropole ; et cela se résume d’un mot : obstruction. Si le devoir professionnel ne me m’interdisait pas, j’aurais voulu pouvoir faire un recueil des documents sur lesquels j’appuie mon dire et vous le montrer… » (LTM /p148)

      Et dans son nouveau poste, le commandement du sud de Madagascar, le colonel écrivait encore de Fort Dauphin, le 30 décembre 1901, à M.Chailley :

            « …C’est d’abord la maladie de l’Uniformité. C’est peut-être là le plus grave péril et, ici du moins, je le vois grandir plutôt que diminuer. Il vient essentiellement de la métropole : des rouages centraux, du Ministère, des partis pris parlementaires, de l’emballement sur des clichés faussement humanitaires et des fonctionnaires formés dans cette atmosphère et qu’on nous envoie tout faits, au lieu de les envoyer à faire. C’est dans le domaine de la justice que le mal vient de sévir de la façon la plus nocive. Vous l’avez fortement signalé dans Quinzaine du 25 août. Ici ce problème de la justice, déjà faussée par une introduction prématurée, inopportune et exagérée de la magistrature française et de nos codes se pose d’une manière très grave. Mais ce mal de l’uniformité s’étend à toutes les branches. L’application par exemple des règles les plus minutieuses de la comptabilité métropolitaine, étendue aux districts les plus reculés, aux administrations qu’il serait le plus indispensable de simplifier, aboutit à de véritables contre-sens…

Les « règlements » sont des dogmes et ceux mêmes qu’ils fabriquent leur apparaissent au bout de quelques mois comme aussi intangibles que des documents issus d’une « Révélation surnaturelle ». » (LSM/p212)

              Un bref commentaire : rien de comparable entre la politique coloniale anglaise et la française ! La Grande Bretagne laissait une très grande liberté de manœuvre à ses représentants et faisait, sur le plan institutionnel, du cas par cas.

          En fin d’année, nous publierons sur ce blog un essai d’analyse comparative entre les deux « empires » britannique et français.

Jean Pierre Renaud – Tous droits réservés

France 2 Envoyé spécial du 7 mars 2013: « Les Branches esseulées: trafic de femmes vietnamiennes en Chine »

France 2 Envoyé spécial du 7 mars 2013 : le reportage intitulé «  Les Branches esseulées : trafic de femmes vietnamiennes en Chine »

Entre Chine et Vietnam, entre 1894 et 2013, la condition des femmes a-t-elle vraiment changé ? Dans le contexte historique de deux Etats Communistes ?

Avec le témoignage du colonel Gallieni, à l’occasion de son deuxième voyage en Chine à Long Tchéou (15-22 juin 1894)

            Après avoir évoqué  le souvenir que Gallieni avait conservé de la condition des femmes d’Indochine lors de son séjour au Tonkin, nous ferons quelques commentaires sur le reportage tout  à fait intéressant de l’émission « Envoyé Spécial » dont le titre a été rappelé plus haut.

            Le colonel Gallieni exerçait alors le commandement des Hautes Régions du Tonkin, à la frontière de l’Empire de Chine, où il s’efforçait tout à la fois d’éliminer les bandes de pirates annamites ou chinois qui troublaient gravement la paix publique de ces régions, et d’obtenir à cette fin la coopération des autorités impériales chinoises, gouverneur militaire, préfet et maire, notamment celle du gouverneur militaire du Quang-Si, le maréchal Sou.

            Il se rendait alors à Long Tchéou pour y rencontrer le maréchal Sou et clore le dossier du tracé des frontières sino-annamites.

            Dans son livre « Gallieni au Tonkin », le colonel racontait son expérience politique et militaire, et en ce qui concerne le voyage évoqué, il décrivait dans le détail le voyage en question.

            Retenons de ce récit uniquement les observations qui avaient trait à la situation des femmes vietnamiennes dans cette province frontalière de la Chine.

Gallieni voulait vérifier par lui- même tout ce qui lui avait été rapporté sur les relations des bandes pirates avec la Chine :

            « Les chefs des bandes les plus importantes… se trouvaient à la tête d’une vaste association, en quelque sorte commerciale, qui avait ses profits et ses pertes. De leurs repaires…. Ils dirigeaient leurs incursions dans toute la haute région, ramassant surtout des buffles, indispensables aux indigènes pour leurs cultures, et des femmes.

Les femmes sont rares dans le Quang-Si… de plus les femmes annamites étant particulièrement recherchées pour leurs qualités d’activité, de travail, d’économie et leurs aptitudes au négoce, les marchands chinois étaient très désireux d’en acquérir pour se faire aider dans leur commerce. Notre consul me fit remarquer plusieurs fois, dans mes visites aux boutiques de Long-Tchéou, la présence de femmes qui, malgré leur costume chinois et leur chignon caractéristique, étaient annamites et avaient été ainsi importées du Tonkin. Beaucoup me disait-il, en général bien traitées, suivant les habitudes chinoises et  se rendant par ailleurs très utiles à leurs maîtres, s’étaient adaptées à leur nouveau genre de vie et ne cherchaient pas à retourner au Tonkin. Mais d’autres regrettaient leur pays et s’adressaient quelquefois à lui pour demander leur rapatriement. C’est ainsi que, en ce moment même, deux femmes annamites s’étaient réfugiées au Consulat, et que, en dépit des réclamations du maire et du Tao-Taï (le préfet), M.Bonis d’Anty avait refusé de les rendre et devait les ramener avec lui, à son prochain voyage à Hanoï.

En échange des buffles et des femmes, les pirates rapportaient au Tonkin de l’opium, avidement recherché par les habitants de la haute Région, et même par les annamites….sous l’œil bienveillant des mandarins chinois. » (page 134)

Commentaire :

Le documentaire diffusé par France 2 sur le trafic de femmes vietnamiennes entre les deux Etats Communistes que sont actuellement le Vietnam et la Chine montre que ce type de dérive éthique persiste, même s’il prend les formes économiques les plus sophistiquées, au prix de 5 000 euros la « tête ».

L’existence même de ce trafic parait tolérée, puisqu’il a lieu dans des régimes politiques très encadrés, pour ne pas dire plus.

Un tel sujet est à replacer dans l’évolution de la condition féminine à travers les âges et les continents,  étant donné que dans la plupart des civilisations et des cultures, la femme n’a presque jamais été traitée comme l’égale de l’homme, et le  plus souvent comme une marchandise.

Dans notre histoire la plus récente, un certain nombre de mariages étaient des mariages de convenance d’intérêt, avec une marchandisation qui ne disait pas son nom.

Les femmes d’Afrique noire ont longtemps été sous le joug d’un régime dotal qui apparentait les mariages à un troc entre une femme et une dot en argent ou en nature.

Il semble que de nos jours, et pour des raisons d’émigration légale, certaines unions entre un citoyen français ou une citoyenne française et un ou une partenaire étrangère, soient aussi des échanges monétaires déguisés.

Les femmes du monde entier auront encore fort à faire pour se voir reconnaître leur dignité pleine et entière, et c’est sans doute l’intérêt de ce documentaire, avec deux clins d’œil ambigus, le titre même du reportage, « les Branches esseulées », et l’aveu fait par des candidats chinois à l’achat d’épouses vietnamiennes, quant à une corrélation qui existerait entre la chaleur de leur pays et la poussée précoce de leurs seins…

Jean Pierre Renaud

Gallieni et Lyautey, ces inconnus, à Madagascar (1896-1905)

Information

Dans le courant de l’année 2012, nous avons publié sur ce blog, et sous le titre « Gallieni et Lyautey, ces inconnus – Eclats de vie coloniale – Morceaux choisis », une série d’extraits de lettres de Gallieni et de Lyautey qui concernaient leurs commandements du Tonkin.

Ces extraits ont été choisis en fonction de l’intérêt qu’ils représentent pour la compréhension de cette période coloniale très active, en donnant la parole à ces deux grands acteurs de la conquête et de la pacification du Tonkin.

Au cours des mois qui suivent, nous nous proposons de publier le même type d’extraits de lettres qui concernent Madagascar.

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Gallieni et Lyautey, ces inconnus

Eclats de vie coloniale

Morceaux choisis

Madagascar 

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Madagascar avec Gallieni (1896-1905) et Lyautey, (1897-1902)

Prologue

Les épisodes relatés par des extraits des lettres de nos deux « colonialistes » se situent au début des opérations de pacification militaire et civile de la grande île. Un pays en pleine insurrection, mais une insurrection multiforme, attisée, sur les plateaux, par la noblesse, en partie alliée à des bandes de fahavalos qui rançonnaient traditionnellement les villages, aussi bien sur les plateaux que sur les côtes.

La monarchie hova avait eu maille à partir, aussi, avec ces bandes pour établir son pouvoir sur toute l’étendue de l’île, et ce dernier, avant l’arrivée des Français, demeurait souvent fragile dans les provinces les plus éloignées.

La Cour de l’Emyrne et les attributs de sa puissance ne soutenaient pas la comparaison, et à beaucoup de points de vue, avec celle de l’Empereur d’Annam, qu’avaient connus les deux officiers.

Nos morceaux choisis sont donc, à beaucoup d’égards, moins pittoresques que ceux du Tonkin, mais les situations historiques n’étaient pas du tout les mêmes.

Bref rappel historique

            Lorsque la première expédition militaire débarqua à Madagascar, en 1885, dans l’Océan Indien, les relations entre les deux pays étaient aussi anciennes que superficielles, et pour de nombreuses raisons : la marine française fréquentait les côtes malgaches depuis longtemps, compte tenu de sa position géographique sur la route des Indes, où la France avait été en rivalité militaire avec les Anglais pour la conquête des Indes, et de la présence française notamment à l’île de la Réunion, anciennement île Bourbon sous la monarchie, et à l’île de France, aujourd’hui île Maurice, cédée aux Anglais en 1814.

            La France disposait aussi, sur la côte est, de quelques comptoirs anciens à Sainte Marie et à Fort Dauphin.

Français et Anglais se disputaient alors le contrôle des deux îles de Madagascar et de Zanzibar, et c’est à la suite d’un accord diplomatique franco-anglais, en 1890, que l’Angleterre laissa à la France les mains libres en échange de Zanzibar.

Il convient de rappeler qu’en 1885, la première expédition coloniale fut décidée par un ministre éphémère de la Marine et des Colonies, – jusqu’en 1893, Marine et Colonies ne faisaient qu’une à l’époque, – M.de Mahy, député de la Réunion.

C’est un aspect plutôt ignoré, à mon avis, de l’histoire coloniale de l’Océan Indien que le rôle de la Réunion dans ce type d’impérialisme régional, que certains historiens ont cru pouvoir qualifier ailleurs, notamment dans le cas de l’Empire des Indes anglais, d’impérialisme secondaire.

En 1885, la France ne disposait pas de beaucoup d’informations sur la grande île, à la fois sur le plan géographique, économique, et politique, et pour bien dire cette expédition fut décidée à l’aveuglette, à l’exemple de beaucoup des expéditions coloniales de la Troisième République.

Lors du débarquement sur la côte de Tamatave, le commandant des troupes malgaches remporta une victoire contre les troupes françaises qui y avaient débarqué, à Farafate.

Pour la petite histoire et la grande aussi, cet officier malgache devint le ministre de l’Intérieur de Gallieni lorsqu’il prit le commandement civil et militaire de la Grande Ile, ministre qu’il fit fusiller pour avoir été l’instigateur secret de l’insurrection qui ravageait alors le pays.

Le blog des 15 et 26 avril 2011 a consacré deux articles à cet épisode.

A la suite de cette première expédition, un traité fut signé, mais dont les clauses étaient tout à fait ambigües ; ce traité, complété par un échange de lettres, ouvrait la porte à toutes les interprétations possibles, et donna à la France les motifs nécessaires pour se lancer dans sa folle expédition militaire de 1895.

Plus de 6 000 morts, plus de 60 millions de francs or dépensés (côté français), pour la conquête d’une île que la France connaissait mal, était dans l’incapacité d’en mesurer les atouts, alors que la population évoluée habitait sur les plateaux, à plus de 1000 mètres d’altitude, et qu’aucune communication moderne ne reliait encore les côtes à leurs plateaux : aucune route et aucun port ! Naturellement pas de chemin de fer ! Le transport des hommes (nobles, riches, ou fonctionnaires) et des marchandises s’effectuait en totalité par porteurs, les fameux « bourjanes ».

Madagascar avait la particularité tout à fait étrange d’avoir une élite évoluée sur les plateaux, les Merinas, presque complètement coupée des mers et du monde extérieur !

Une situation non moins  étrange du côté français alors que le gouvernement français se lançait dans une nouvelle aventure coloniale sans connaître le terrain de sa nouvelle aventure, et alors que la politique officielle, s’il y en avait une, n’avait pas opté entre la solution du protectorat et celle de la colonie !

Dans la série de morceaux choisis sur l’Indochine, le lecteur a pu prendre connaissance des hésitations, pour ne pas dire plus, que cette expédition soulevait  chez Lyautey.

Toujours est-il, qu’une fois la capitale Tananarive investie, et le pouvoir colonial installé, une grave insurrection se développa rapidement dans toute l’île, et notamment sur les plateaux, raison de la nomination de Gallieni en qualité de gouverneur général, avec pour mission de pacifier le pays.

 Il y eut un long « règne », de 1896 à 1905.

Le commandant Lyautey le rejoignit, en 1897, pour exercer des commandements, d’abord au nord de l’île, puis au sud, notamment à Fianarantsoa, au sud de Tananarive, à une distance de 250 kilomètres, et sur les côtes, les chefs-lieux des cercles de Fort Dauphin, à l’est, et de Tuléar, à l’ouest, se trouvant respectivement à une distance de 450 et 350 kilomètres de Fianarantsoa, étant précisé que ces mesures kilométriques modernes n’avaient aucun sens à l’époque considérée, compte tenu de l’absence de routes..

Seront évoqués successivement quelques-uns des épisodes qui ont émaillé les commandements de Gallieni et de Lyautey :

1-    En 1896, avec ses lettres, la « main lourde » de Gallieni, c’est-à-dire l’exécution de deux membres de la noblesse malgache, le ministre de l’Intérieur, et l’oncle de la reine.

2-    En 1897, avec Lyautey, la reddition du grand chef rebelle Rabezavana, ancien gouverneur royal.

3-     En 1898, avec Gallieni et Lyautey, le retour d’exil de la reine sakalave Bibiassy en pays Sakalave.

Et seront ensuite rapportés des extraits de lettres relatifs aux « œuvres » de Gallieni et de Lyautey dans la grande île, à la vie mondaine de cette époque, à la présence des femmes, aux problèmes politiques de Gallieni, et « Au haro » sur la métropole, le cri du cœur de Gallieni et de Lyautey.

Jean Pierre Renaud

Gallieni et Lyautey, ces inconnus – La politique des races de Gallieni au Tonkin (1892- 1894) et à Madagascar (1896-1905)

Gallieni et Lyautey, ces inconnus

Eclats de vie coloniale

Morceaux choisis

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Au Tonkin (années 1892-1894), et à Madagascar (années 1896-1905), la politique des races de Gallieni

            Au fur et à mesure des années, le mot et le concept ont accusé le poids de la théorie des races inférieures et supérieures, mais à la fin du 19ème siècle, le sens du mot et du concept ne faisaient déjà pas l’unanimité parmi l’élite politique et intellectuelle.

            Pour illustrer cette situation, le Président Jules Ferry, dans le discours qu’il  prononça à la Chambre des Députés, en 1885, pour défendre son expédition du Tonkin, s’inscrivait au rang des défenseurs de cette théorie.

Il y exaltait l’opposition et la hiérarchie qui existait entre ce qu’il appelait les « races supérieures » et les « races inférieures », les premières disposant d’un droit à gouverner les deuxièmes, et à leur apporter la « civilisation ».

Clemenceau fut l’un de ceux qui contesta cette analyse encore largement partagée dans le corps politique, à gauche comme à droite. Ferry était un républicain de gauche.

Les livres scolaires distinguaient alors quatre races, la blanche, la jaune, la noire, et la rouge.

            Le petit livre « Les mots de la colonisation » (Presses Universitaires du Mirail) introduit le sujet en écrivant :

« Concept polémique par sa double inscription naturaliste et politique la race s’oppose clairement, dès le 19ème siècle, à la notion classique de « variété ». Celle-ci reste superficielle et surtout réversible… »

 et plus loin :

«La « psychologie ethnique » s’émancipera ultérieurement pour devenir la science des mentalités collectives sans renier ses premières attaches naturalistes. Le concept a tardivement perdu toute validité scientifique. » (p,99 et 100)

« Le dictionnaire de la colonisation française » (Larousse) propose un commentaire plus détaillé du concept et consacre un long paragraphe à « la politique des races », précisément, l’objet de ces pages.

Tout cela semble bien dépassé et depuis longtemps, mais il n’est pas démontré que Gallieni ou Lyautey, son élève, lorsqu’ils parlaient de politique des races, l’aient fait  dans cette lignée hiérarchique à caractère raciste.

Et afin d’actualiser ce débat d’une autre façon, à la suite de la polémique qui a agité les dernières élections présidentielles, quant à la demande de suppression du mot race dans l’article 1er de notre Constitution, nous proposons en additif, à la fin de ce texte, quelques citations du mot race faites par le grand journaliste Robert Guillain dans son livre « Orient Extrême – Une vie en Asie »

&

Au Tonkin, dans le commandement qu’il exerça dans le deuxième Territoire Militaire à la frontière de Chine, Gallieni énonça ses principes de politique des races, dans le cadre de sa mission de pacification militaire et civile qui lui avait été confiée par le Gouverneur général : donc dans un cadre historique très précis et dans une formulation qui avait sans doute beaucoup à voir avec une tactique ou une stratégie d’efficacité militaire et politique, dans un contexte donné et à un moment historique donné, pour assumer la mission qui lui avait été confiée.

Il n’y a donc rien de mieux que de lui donner la parole pour bien comprendre à la fois ces principes et le contexte historique dans lequel il les appliquait, et rappeler auparavant quelques éléments du contexte historique dans lequel il accomplissait cette mission.

.Les hautes régions du Tonkin étaient troublées en permanence par les exactions de plusieurs bandes de pirates annamites ou chinois qu’il lui fallut détruire, avec la coopération plus ou moins forcée de la Chine, et notamment grâce aux relations de confiance que Gallieni sut nouer avec le maréchal Sou, le commandant militaire de la province du Quang-Si.

Leur coopération étroite a déjà été évoquée sur ce blog.

Mais les hautes régions du Tonkin étaient théoriquement administrées par des mandarins qui représentaient l’Empereur d’Annam, alors qu’elles étaient peuplées de deux peuples de culture différente, les Mongs, et les Thos, peuples qui ne supportaient pas plus les pirates que le mandarinat annamite.

Gallieni, dont les moyens que le gouvernement lui accordait, ont été toujours limités, utilisa donc le levier ethnique que ces deux peuples lui proposaient.

« Suivre une politique de race, tel a été le principe qui m’a constamment guidé dans mes commandements coloniaux et qui, partout, au Soudan comme au Tonkin et à Madagascar, m’a toujours donné les résultats les plus décisifs. Or, quand j’étais arrivé à Lang-Son, je trouvai, dans le 2° territoire militaire des mandarins annamites pour administrer des populations Thôs, Mans ou Nungs, populations montagnardes de race essentiellement différente des Annamites et de mœurs féodales : dans chaque village, dans chaque canton même, c’est une famille, presque toujours la même, qui fournit les chefs, généralement des vieillards, qui détiennent l’autorité réelle et qui servent de conseillers obligés dans toutes les affaires du pays.

On comprend le peu d’action exercée par des mandarins annamites arrivant dans des contrées dont ils ignorent tout, les mœurs et même la langue. Les vieux chefs Thös disparurent ; mais leur influence occulte resta toujours. Et les fonctionnaires annamites qui les avaient remplacés ne pouvaient nous être d’aucune utilité, ainsi que je l’avais démontré à M.de Lanessan ; en ce qui concerne la piraterie notamment, ils ne pouvaient nous renseigner sur les agissements ou mouvements des bandes ; car les habitants leur opposaient une force d’inertie, une hostilité sourde, dont profitaient les pirates.

J’obtins alors du Gouverneur général l’autorisation de renvoyer tous ces fonctionnaires annamites dans leurs lieux d’origine et de revenir au système féodal, qui était la base même de l’organisation de ces régions de montagne. Comme on l’a vu en lisant le récit de la première partie de ma tournée, l’effet fut instantané : les habitants, conduits par leurs chefs naturels, devinrent désormais nos plus zélés collaborateurs dans la chasse aux pirates, surtout après que nous eûmes distribué les fusils nécessaires pour organiser la résistance contre les ennemis séculaires de leur tranquillité. » (GT/p,91)

Il n’est jamais inutile de rappeler que le gouvernement français a toujours spécifié, qu’une fois la conquête de la colonie réalisée, cette dernière ne devait rien coûter à la métropole.

Gallieni le rappelait dans une correspondance datée du 27 avril 1898 :

« Je suis très partisan de ce principe : que les colonies ne doivent rien coûter à la France. Mais, cela n’est pas encore possible à Madagascar… «  (GM/p,31)

En 1901, la Chambre des Députés vota une loi qui consacrait un tel principe budgétaire, et ce ne fut qu’après la deuxième guerre mondiale que ce principe de base fut abandonné, notamment avec la création du FIDES.

Il est évident que l’application d’un tel principe d’autonomie budgétaire des colonies françaises ne pouvait manquer d’avoir de multiples conséquences sur la politique coloniale de la Troisième République.

Quelques citations de Robert Guillain :

En Chine, Pékin, sa  Cité Interdite : « Pour quatre cents millions d’hommes, il fallait un palais impérial dix fois plus grand que nos palais royaux, des enceintes où nous logerions une. Les herbes elles-mêmes qui envahissaient les cours évoquaient pour moi les vastes steppes de l’arrière-Chine, de ce pays qui dans sa muraille était grand comme une Europe, mais petit par rapport à l’immense Asie ? Quelle race, pour construire grand ! Où étais-tu, petit Japon ? » (page 51- 1937-1938)

Au Japon : «  J’étais même tenté de penser parfois que le Japon était peuplé de deux races, celle des hommes et celle des femmes. Une race dure et une race douce. » (page 56- 1938-1941)

En Chine : «Il est temps pour nous de repenser la Chine, et le premier cliché qu’il faut abandonner, c’est celui de inchangeable. La plus vieille race du monde est entrée dans une crise de jeunesse. » (page 181- 1949) 

Au Japon : « Entre nous, la mentalité du milieu européen ou américain, à l’époque dont je parle, reste fortement teintée de colonialisme, parfois même de racisme. » (page 312- 1955-1970)

Jean Pierre Renaud

Gallieni, Lyautey, ces inconnus – Hanoï et Lang-Son (1895-1896)

Gallieni et Lyautey, ces inconnus !

Eclats de vie coloniale

Morceaux choisis

8

Hanoï et Lang-Son en 1895-1896

            Lorsque la France prit possession du Tonkin, en 1885, sa capitale séculaire, Hanoï, n’était pas encore entrée dans la modernité occidentale, et ce fut surtout le Gouverneur général Doumer qui s’attacha à cette mission.

Il fit construire par ailleurs la première ligne de chemin de fer Hanoï – Lang-Son, d’une longueur de cent cinquante kilomètres environ, dont l’objectif affiché était d’ouvrir la Chine du Yunnan au commerce français.

Lang-Son n’était alors qu’une petite cité endormie.

Les textes qui suivent ont donc l’ambition de proposer la vision qu’en eut Lyautey, lors de son séjour au Tonkin.

Indiquons tout d’abord, que Lyautey déplorait le choix qu’on avait fait de créer un port à Haïphong, « une ville dans un marais », au lieu de Honghaï.

Le versant annamite d’Hanoï :

« Hanoï, 8 janvier 1895,

A ma sœur,

Ce pays-ci est attachant au possible, et davantage encore vu de haut, de l’observatoire de chef d’Etat-Major que je me trouve avoir momentanément….

Dire que je n’ai pas une ombre à mon tableau ? si : c’est d’abord le départ de Lanessan ; il est certain que nous nous étions accrochés à fond, et il ne le dissimulait pas. Pour la première fois, je rencontrais un haut fonctionnaire français dégagé des formules, désempêtré des règlements, abordable, voyant tout de large et de haut, ne vivant pas au jour le jour, mais concevant une œuvre, s’y accrochant et la menant large…

Le froid sec des jours passés a nettoyé le ciel, – la lourde buée opaque s’en est allée, – et la grande lumière élargit l’horizon, le ciel et la pensée. Celle-ci se répand féconde ; et tout, en ce paysage plein de choses éloquentes, la sollicite. Tous les cent pas, d’une touffe de bambous, d’une lisière de bois, sous un dôme de banians, surgit une pagode, – monumentale comme celle des Corbeaux, gardée par ses hautes stèles, – minuscule comme certaines au bout du grand lac, – diverses, vieilles et grises ou neuves et blanches, mais toutes fréquentées, avec des parfums qui brûlent, des offrandes qui attendent, des fleurs semées. Et pourtant, il est notoire que ce peuple est sans religion ; c’est un axiome chez tous ceux qui le pratiquent, amis ou ennemis, il faut les croire, mais qu’est-ce alors ? – Et qu’il me tarde de pénétrer un peu cette âme dont la vie est encore un tel mystère, dont nulle explication ne me satisfait ! Les chaussées serpentent à travers la puissante végétation. Sous les feuilles, c’est un  village ininterrompu, – pauvres villages de claies, de nattes et de torchis, – mais quelle vie y fourmille ! Quelle immense usine que ce delta avec ses douze millions d’habitants pressés ! que d’enfants ! ils bourdonnent comme des mouches sous les roues de la voiture.

Sur la chaussée, ce sont vraiment des fourmis que ces files de petits êtres trottinant, hommes et femmes, tous à leur tâche, portant le double fardeau suspendu au bambou, venant de la rizière, menant l’équipage de buffles. Jusqu’à plus de de 6 kilomètres d’Hanoï, c’est une rue continue, grouillante comme la rue du Bac. Or, ce peuple est laborieux et soumis comme le fellah d’Egypte ; mais aussi, ce que n’est pas le fellah, industrieux et lettré. Il n’y a pas un boy qui ne sache lire ; il y a autre chose là que des bras à exploiter les rizières. Toute une vie fermente dans ces têtes de macaques. Ce ne sont pas des sauvages que ces vieux civilisés, si vieux, ces derniers fils des vieilles grandes races ; toute cette eau que je bois, c’est des plateaux originaires qu’elle descend, c’est du Tibet, père des peuples ; et le limon rouge et fécond qu’elle roule pour en faire le sol à peine solidifié, elle l’a pris au pied des vieilles lamasseries où dorment, depuis des milliers d’années, les livres sacrés primitifs sous la garde de prêtres immuables. Et ce peuple a gardé sans conteste les grandes forces sociales, le respect des hiérarchies, le culte de la famille.

Et non pas la petite famille de chez nous, – à trois ou quatre, – mais la grande famille ramifiée dont les branches s’enlacent autour du tronc commun. Il y a là encore toute une si curieuse organisation à pénétrer : vie phalanstérienne dans chaque groupe, à chef unique, où les enfants se multiplient suivant la loi de nature, sans cause restrictive. Que de dessous dans cet organisme profond et vénérable, auquel nous sommes venus nous superposer ! Et que fragile notre frêle couche de résidents, d’entrepreneurs et d’officiers, si elle ne jette pas au travers de ces sédiments séculaires d’autres racines que nos règlements, notre bureaucratie, notre galonnage satisfait ! Un peu d’histoire, un peu de philosophie, un peu d’extériorité, un peu de compréhension de ce qui n’est pas nous, ne messiérait pas aux gouvernants éphémères que nous expédions à ce pays qui n’est pas d’hier. » (LTM/p, 106)

Le versant français d’Hanoï:

La découverte, janvier 1895 :

« Et les nouveaux venus comme moi, dans cette ville à guinguettes et à lumière électrique, à société philharmonique et à loge maçonnique, ont peine à se figurer que ce soit d’hier cette histoire déjà reculée par la légende aux arrière-plans, 22 ans seulement depuis Garnier, 11 ans depuis Rivière… » (LT/p,218)

Commentaire

La société coloniale d’origine française et européenne n’était pas très nombreuse et avait toutes les caractéristiques d’une sorte de demi-monde fait, d’un côté, d’aventuriers, de fils de famille et de couples en rupture de bans, composition sulfureuse à laquelle Lyautey a fait allusion dans son évocation du voyage du train de plaisir de Lang-Son, et de l’autre de fonctionnaires de l’Etat et d’officiers qui ne faisaient que passer en Indochine.

Lyautey décrivait cette dernière société coloniale avec sévérité :

« Les questions de personnes priment tout et tiennent une place que je n’ai vu nulle part. Le plus grand nombre, civils ou militaires, se fiche de la colonie comme d’une guigne. » (LT/p,76)

Cette société coloniale vivait côte à côte avec la cité grouillante que décrivait Lyautey plus haut.

Il existait alors une vie mondaine turbulente à Hanoï, souvent animée par les officiers eux-mêmes.

« J’ai profité de mes derniers jours de chef d’Etat- Major pour rendre mes politesses à ma popote. Le « Tout Hanoï » y a passé en une série de dîners.

Dîners de 12 à 20 couverts, ce n’est jamais ici difficile à improviser. L’Annamite est né cuisinier et décorateur ; le dernier boy a le don inné de l’arrangement d’une table et spécialement des fleurs. Les fleurs, c’est le plaisir de ce pays. Du 1er janvier au 31 décembre, toujours elles sont là ; et variées, éclatantes, décoratives. Les tables en sont jonchées, les boys ont avec elles mille fantaisies. Quelques ivoires, quelques pièces amusantes de vieilles porcelaines, et voilà une table que Paris envierait.

Du reste, elles aiment beaucoup mon home, ma grande pièce, avec ses huit portes -fenêtres ouvertes sur la véranda, a pris un aspect de pagode encombrée de toute la défroque, de tout le bric-à-brac que dix- huit mois y ont accumulé…

Je leur sers des attractions de choix. Après le dernier dîner, le Tong-Doc d’Hanoï m’avait très aimablement envoyé tout un lot de femmes cataleptiques : au son d’un orchestre diabolique, elles nous ont servi le grand jeu des Assaouas d’Algérie, avalant bougies en flamme, sabres et ciseaux, se coupant la langue, se perforant le bras…

Autre fête ; un brillant capitaine de cavalerie tombé de la « Rue Royale » au Tonkin où il dirige la remonte, rend aussi ses politesses sous la forme d’une garden-party nocturne, souper, flirt, etc… à la pagode Balmy, ainsi nommée parce que c’est au coin de son mur d’enceinte que tomba, voici vingt-trois ans, l’enseigne Balny d’Avricourt, le même jour que Garnier. Et, à la même avenue d’énormes banians, s’accrochent ce soir les lanternes de couleur, et devant l’exquise vieille pagode, pleine de vieux bronzes et d’étoffes passées, se reflètent ce soir dans le bassin d’eau dormante, sous les lotus, entre de larges dalles, non plus les feux du bivouac, mais les lanternes des charrettes anglaises et les fusées de fête tirées par les boys… » (LTM/p,367)

Quelques journaux au tirage modeste étaient d’ores et déjà imprimés et diffusés à Hanoï.

La ville disposait d’un champ de courses et des troupes de théâtres françaises venaient régulièrement en représentation.

Lang-Son, une petite ville au développement américain, où les courses de chevaux étaient devenues à la mode :

« Lang-Son, 24 mars 1895

Première journée de courses à Lang-Son. Une improvisation, tout un débarquement de Chinois, un temps superbe, la piste entre 2 blockhaus pavoisés, une tente, un buffet, deux Européennes, femmes d’employés : je juge à l’arrivée – énorme ! – Le colonel s’amuse comme un enfant. Ce grand guerroyeur, cet abatteur de travail, a des jeunesses étonnantes. Le Tong-Doc, préfet indigène, y est venu dans son palanquin (je vais m’en octroyer un pareil) avec toute sa suite. »  (LT/p,172)

« Dong Dang, 14 février, soir

… Je trouve Grandmaison au milieu de ses constructions, traçant une rectification de route, dans le plein de cette curieuse vie d’officier-farmer. Tout ce soir, il m’a fourré dans ses plans ; artiste, il vient de dessiner une belle maison d’allure chinoise pour son trichau (chef de canton) ; mais son projet favori, c’est une petite chapelle romane qu’il a dessinée avec amour et voudrait bien édifier dans son cimetière s’il avait quelques piastres. Au fait, si nous quêtions pour la chapelle de Dong Dang ? dans cette région orientale, la situation catholique est lamentable. De temps immémorial, la rive gauche du Fleuve Rouge, c’est-à-dire les deux-tiers du Tonkin, appartient aux missions espagnoles. » (LTM/p,119)

Plus loin, à Na- Cham :

« … Rogerie, capitaine de la Légion ; – il y arrive avec mission d’y faire la même œuvre d’ingénieur, de voyer, d’architecte, d’organisateur que Grandmaison à Lang-Son. L’importance de Na-Cham, c’est que c’est sur le Song-Ki-Long,  au point où, avant d’entrer en Chine, la rivière devient navigable. Le chemin de fer va donc y être amené, avec l’espoir du transit par eau. » (LT/p,131)

   Commentaire :

A l’occasion de ses commandements à Madagascar, que nous évoquerons plus loin, Lyautey eut l’occasion d’imiter les officiers qu’il avait admirés, et qui, au Tonkin, avaient créé les conditions d’une vie urbaine à l’européenne, Grandmaison à Lang-Son, Vallière à Tuyen-Quan.

Il fut en effet le véritable créateur de la ville nouvelle d’Ankazobé, au nord de Tananarive.

 Jean Pierre Renaud

Gallieni et Lyautey, ces inconnus – Tonkin 1896: la visite du Maréchal Sou à Lang-Son

Gallieni et Lyautey, ces inconnus

Eclats de vie coloniale

Morceaux choisis

Annam, Tonkin 1896

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La visite du maréchal Sou à Lang-Son (1)

Cette nouvelle évocation a l’intérêt de montrer l’importance que la France attachait alors à la continuation du chemin de fer de Lang-Son vers le Yunnan, dont on espérait faire le débouché économique de cette province.

Mais elle permet également d’illustrer le niveau de relations sociales étroites qui existaient alors entre le maréchal Sou et les autorités françaises, ainsi que le décorum très sophistiqué de l’Empire chinois.

            Le 5 avril 1896, le général Duchemin,  commandant en chef des troupes d’Indochine, était à Lang-Son pour y recevoir le maréchal Sou, gouverneur militaire de la province du Quang-Si 

« On y attendait en effet le maréchal Sou, auquel le gouvernement chinois avait donné l’autorisation de se rendre à Lang-Son pour s’y rencontrer avec le général Duchemin, avec lequel il a, depuis plus de trois ans, d’étroites relations amicales qui ont puissamment contribué à la pacification de la piraterie du Quang-Si, jadis si troublé. »

Le maréchal était en retard en raison du mauvais temps :

« Le colonel de Joux l’attendait au pont avec le commandant Lyautey et le capitaine A…. A leur vue, le maréchal Sou descendit de sa chaise à porteur et se rendit à pied à la résidence, en passant devant le front des troupes pendant que l’artillerie tirait les salves dues à son grade.

Le maréchal Sou était vêtu d’une robe jaune insigne de sa dignité à la Cour du Céleste Empire, entouré de ses porte-sabre, porte-hallebarde, porte-pipes, etc…escorté par une cinquantaine de réguliers précédés de leurs trompes de guerre ; le tout encadré de nos braves petits miliciens à cheval, dont les trompettes claires et joyeuses contrastaient agréablement avec les lugubres sons des instruments chinois. »

Les deux généraux entrèrent à la résidence, échangèrent des paroles et burent le thé…

« le colonel de Joux et M.Bons d’Anti conduisirent à la gare notre hôte, qui ne connaissait d’un chemin de fer que ce qu’il avait pu voir sur des images.

On fit manœuvrer une locomotive devant lui, on le fit monter dans un train et faire quelques kilomètres sur la ligne. Tout cela parut l’intéresser au plus haut point.

En revenant de la gare, le maréchal Sou eut une longue conversation avec le général en chef : puis vers cinq heures on se mit à table pour déjeuner et dîner en même temps.

Une vingtaine de couverts dans le grand hall de la résidence, une douzaine dans la salle voisine pour les officiers subalternes chinois et les interprètes. Menu fort soigné. Il y avait des huitres et un immense poisson de mer. Décidément, notre ville est une capitale.

Le repas a été fort gai, on a beaucoup mangé, beaucoup toasté, et après deux heures de ces divers exercices on s’est reposé un peu pendant qu’on transformait la salle de banquet en salle de bal.

A neuf heures, colons, fonctionnaires, officiers, invités par le Commandant du territoire, se pressaient et se faisaient présenter au maréchal Sou ; huit dames avaient été invitées, cinq purent seulement se rendre à l’appel aimable du colonel de Joux, mais il parait que ces cinq se sont multipliées et ont suffi à contenter tous les danseurs, assez enragés pourtant.

            Le clou de la soirée a été un pas de quatre dansé par la maréchal Sou avec Mme Bons d’Anti ; voilà qui n’est pas commun et qui ne s’est jamais vu qu’à Lang Son le 5 avril 1896. » (LTM/p, 346 –extrait d’un journal)

            Autre évocation de la même visite dans un autre journal (LTM/p,346) :

            « … Qu’on me permette d’en donner le détail complet, car vraiment il y avait quelque chose d’imposant dans ce groupement aux couleurs bizarres d’officiers, sous-officiers, de réguliers, de coolies, de drapeaux, de chevaux, de mules…etc…etc…

            Viennent vingt réguliers à la blouse rouge brodée de caractères en velours noir, porteurs de bannières jaunes à bandes noires, munis de guidons à six couleurs, sous les ordres d’un capitaine chinois qui précède la chaise du Maréchal.

Suivent vingt réguliers armés de fusils à tir rapide de divers modèles ; à gauche et à droite de l’officier, deux trompettes, mieux vaudrait dire deux hérauts dont les instruments rappellent les trompettes d’Aïda par leurs sons lugubres et presque continus ; elles annoncent aux populations le passage d’un grand chef….

            Un boy (un rengagé sûrement), armé d’un superbe riflard en sautoir, présente aux officiers attendant son général les cartes de visite de ce dernier. Ce sont de vastes rectangles en papier rouge portant verticalement trois caractères représentant les nom et prénoms du général Sû Yuan Tchouen (premier printemps). Précédant immédiatement la chaise, un Sal (parasol) rouge destiné à abriter le Maréchal une fois à pied, un hallebardier portant la hallebarde, don de l’empereur de Chine, un des insignes du commandement, un régulier qui porte son bâton, autre insigne de commandement, celui-ci porte sa canne, celui-là sa lorgnette, un autre sa montre, un quatrième son revolver, un cinquième sa pipe, que dis-je ses pipes… quatre chinois portent de superbes sabres de commandement, glaives précieux (packien), il y en a beaucoup qui ne portent que des parapluies, toujours en sautoir, il y en a aussi qui ne portent rien… pour le moment, car ils porteront le Maréchal ; il y en a enfin une dernière série qui portent tout sur leur visage… »

            Après sa visite à la résidence, et l’entrevue officielle terminée :

            « visite de la gare, où un train sous pression attend le maréchal Sou désireux de faire quelques kilomètres en chemin de fer. Ce numéro parait avoir tout particulièrement intéressé le Maréchal, la création prochaine d’une voie ferrée entre le Tonkin et la Chine en faisant une vraie actualité. Au retour, on dételle la machine ; il se fait expliquer le mécanisme, la possibilité de changer de voie, le maniement de l’aiguille qu’il manœuvre lui-même… Une grosse bascule attire son attention, on lui propose de se faire peser, et, comme on s’expliquait difficilement le peu de poids de cette sorte de colosse, comparativement à un officier « fort maigre » : « Je n’ai pas déjeuné, » dit-il…

            On quitte la gare sur ce bon mot, et on gagne l’hôtel du territoire, en traversant la Citadelle. Disons en passant que notre ami d’aujourd’hui fut un héros de la défense de Lang-Son ; un des officiers de son escorte nous montre les traces d’une profonde blessure reçue dans la Citadelle, de nombreux soldats curieux saluent le Maréchal, qui courtoisement leur rend leur salut…

            A 3 heures 30, un somptueux repas de 20 couverts :

Menu

Jambon d’York

Tête de veau vinaigrette

Poisson sauce aux cafres

Omelettes aux truffes

Gigot bretonne

Dindonneau farci

Salade

Bombe glacée

Dessert

Vins

Graves, Bordeaux, Bourgogne, Champagne

            La décoration de l’hôtel est merveilleuse, les couleurs chinoises se mêlent heureusement aux trois couleurs…

            Le clou ! Voilà le clou ! Successivement et à différents moments, l’hôte de Lang-Son a quitté un de ses nombreux vêtements, tous plus soyeux et plus riches, j’en ai compté quatre. Changement aussi de coiffure : au bonnet au diamant de très belle eau, don du protectorat, succède un autre bonnet à la perle grise du plus pur orient…extrême-orient….

            Selon la coutume chinoise on a fait parler les verres, car le maréchal, levant fréquemment sa coupe, désignait un des convives qui était tenu de vider la sienne quand l’honneur de la partager ne lui était pas dévolu.

            Ouf ! il est six heures ; on quitte la table et chacun de gagner un fauteuil dans les différents salons. Le Maréchal disparait avec ses officiers ; laissons-les savourer béatement les douceurs de l’opium, nous les retrouverons ce soir au bal…

            Il s’ouvre à 9 heures le bal, sous les brillants accords exécutés par un brillant capitaine… Les danses succèdent aux danses, beaucoup d’appelés, mais peu d’élus à danser, à cause du nombre très restreint de danseuses… Tout à coup une note bien imprévue vient égayer l’assistance ; vers minuit, le maréchal Sou, qu’avait sans doute laissé rêveur l’exécution très heureuse de plusieurs pas de quatre, se lève et, saisissant Mme Bons d’Anti, la femme de notre sympathique consul, l’entraîne pour se mêler crânement aux danseurs. Ne pas croire qu’il fut ridicule et très emprunté : car, très observateur, s’il manquait de cadence, il n’oubliait pas de fixer les yeux de sa danseuse et s’en tirait très honorablement par de gracieuses révérences.

A 2 heures on soupe et, avec non moins de gaieté, reprennent valses entrainantes, quadrilles américains, cela dure jusqu’à qu’à 4 heures du matin… » (LTM/p,351)

            Jean Pierre Renaud

(1)  Texte précédent sur le blog du 22 juin 2012 : 1894 – Gallieni chez le Maréchal Sou, en Chine

Gallieni et Lyautey, ces inconnus. Tonkin 1894, Gallieni en Chine chez le maréchal Sou

Gallieni et Lyautey, ces inconnus.

Eclats de vie coloniale

Morceaux choisis

Tonkin

5

1894, Gallieni en Chine : son premier voyage en Chine chez le maréchal Sou, le commandant militaire de la province du Quang-Si

            En 1892, lorsque le colonel Gallieni fut affecté au Tonkin, après avoir servi pendant de longues années, en Afrique de l’Ouest, au Soudan,  la retraite des troupes françaises devant les troupes chinoises, à Lang Son, en 1885, à une des portes de la Chine, était déjà du passé.

Par le traité de Tien- Tsin, signé la même année, la Chine avait reconnu la tutelle de la France sur le royaume d’Annam, et au fur et à mesure des années, le delta du Tonkin, partie la plus peuplée du royaume, fut pratiquement pacifié à l’exception de la petite zone du Yen-Thé, proche du 2ème Territoire Militaire, dont Gallieni allait prendre le commandement.

            Gallieni avait reçu la mission de pacifier la Haute Région du Tonkin, à la frontière de la Chine, dans sa province du Quang-Si, dont le maréchal Sou était le commandant militaire.

            Une très grande insécurité régnait dans cette région, habitée par les Mongs et les Thos, faite de massifs élevés et déchiquetés, coupés de vallées profondes, dans un paysage montagneux sauvage que Lyautey représenta fort bien dans les nombreux croquis qu’il a réalisés, car Lyautey était un fin dessinateur.

            Au-delà de l’évocation de sa mission de pacification dont il rend compte avec minutie dans son livre, celle de ses voyages en Chine est tout à fait intéressante. Elle nous ouvre en effet une fenêtre historique sur la Chine de l’époque, laquelle avait conservé beaucoup des attributs de sa puissance passée, tout en s’engageant dans la voie de la modernité occidentale.

Gallieni écrivait :

« Il ne se passait guère de jour sans que nous ayons à enregistrer des attaques de poste, de convois, des assassinats de courriers, d’habitants, des villages incendiés, etc. » (G/p, 25)

            Plusieurs bandes de pirates avaient mis ce territoire en coupe réglée, sans qu’on ne sache jamais s’il s’agissait de pirates annamites ou de pirates chinois.

            Gallieni décrivait fort bien cette situation :

            « Les Chinois savent ce qu’ils font en favorisant la piraterie au Tonkin : ils l’éloignent ainsi de leur territoire. Tous les malandrins des frontières savent qu’ils pourront piller, voler et tuer à leur aise au Tonkin, et transporter ensuite, en toute sécurité, leur butin, femmes, buffles, riz en Chine, mais à condition d’épargner leurs compatriotes chinois. Les mandarins de cette partie du Quang-Si favorisent la piraterie, parce qu’ils en vivent… » (G/p,30)

            « Les chefs des bandes les plus importantes, les Ba-Ky, Luong-Tam-Ky, Luc-A-Song, A-Coc-Thuong, etc… se trouvaient à la tête d’une vaste association, en quelque sorte commerciale, qui avait ses profits et ses pertes. De leurs repaires, situés surtout dans le 3ème Territoire militaire et dans cette région qui s’avançait en coin entre le 2ème et le 3ème Territoires, ils dirigeaient leurs incursions, dans toute la Haute Région, ramassant surtout des buffles, indispensables aux indigènes pour leurs cultures, et des femmes.

Les femmes sont rares dans le Quang-Si, ou tout au moins dans la partie méridionale de cette vaste province où, me disait-on à Long -Tchéou, on comptait à peine une femme pour cinq ou six hommes ; de plus, les femmes annamites étant particulièrement recherchées pour leurs qualités d’activité, de travail, d’économie et leurs aptitudes au négoce, les marchands chinois étaient très désireux d’en acquérir pour se faire aider dans leur commerce. Notre consul me fit remarquer plusieurs fois, dans nos visites aux boutiques de Long-Tchéou, la présence de femmes qui, malgré leur costume chinois et leur chignon caractéristique, étaient annamites et avaient été ainsi importées du Tonkin…

            En échange des buffles et des femmes, les pirates rapportaient au Tonkin de l’opium, avidement recherché par les habitants de la Haute région, et même par les Annamites du Delta. Mais pour se procurer cet opium ainsi que les fusils et cartouches qui leur étaient nécessaires, les chefs de bande avaient besoin d’intermédiaires : c’étaient précisément les honnêtes marchands de soie, au souvenir si prévenant, que je visitais ce jour-même…

C’était bien une véritable entreprise commerciale qui s’exécutait sous l’œil bienveillant des mandarins chinois, qu’on aurait certainement trouvés également à l’article dépenses, si on avait pu consulter d’un peu plus près les registres en question. » (G/p, 134)

En mars 1894, le colonel Gallieni se rendit donc en territoire chinois pour y rencontrer le maréchal Sou, commandant des troupes chinoises de cette province, et à Long-Tchéou, son chef- lieu, le Tao-Taï,  c’est-à-dire le préfet de cette même province, ainsi que le maire de Long-Tchéou, afin de mettre au point le dossier définitif de l’abornement de la frontière qui arrivait à son terme, et de tenter d’obtenir la neutralité de la Chine à l’égard des fameuses bandes pirates qui dévastaient encore la Haute Région.

Dès l’entrée en Chine, l’impression était bonne, avec des villages propres, mais des villes sales, où l’on sentait partout une odeur nauséabonde d’excréments et d’ordures.

Premier contact avec le maréchal Sou :

« Nous nous débarrassons de nos vêtements de voyage, revêtant nos uniformes de petite tenue, et, par une rue très étroite, précédés de plusieurs réguliers à hallebardes et suivis d’une foule de curieux, nous parvenons à la Pagode des Mandarins, où nous sommes reçus avec tout le cérémonial cher aux Chinois, dont nous avions déjà eu un échantillon dans la matinée.. Des soldats à casaques rouges, armés de fusils à répétition de modèles divers, ou porteurs de drapeaux, forment la haie dans une première pièce à l’extrémité de laquelle Sou vient au- devant de nous, la main tendue. Il nous salue à la chinoise, les poings levés à la hauteur du visage et nous conduit aussitôt sur des sièges élevés, disposés autour d’une deuxième salle, près de petites tables supportant des tasses de thé, sans sucre, à la mode chinoise.

Le maréchal Sou ne dément pas l’excellente impression qu’il avait faite, jusqu’à ce jour, sur tous les Européens qui avaient pu l’approcher. C’est un homme grand, vigoureux, de belle prestance, avec la tête assez petite, le visage plein, sous la calotte de soie des mandarins de rang élevé. Ses yeux sont vifs et intelligents ; ils regardent bien en face. Il porte avec aisance un élégant costume de soie rose et jaune.

Nous sommes tout de suite en confiance. » (G/p,34)

Plusieurs sujets sont abordés au cours de ce premier entretien, la piraterie, le réseau télégraphique et le chemin de fer de Lang-Son qui intéressent les Chinois, et enfin le dossier de l’abornement de la frontière entre Chine et Tonkin.

« Puis, nous passions à table où nous attendait une copieuse collation. Les mets étaient servis à la mode chinoise ; nous leur fîmes honneur sans aucune contrainte. La boisson offerte était du champagne, mais de qualité médiocre. Sou continua, pendant le repas, à nous entretenir de questions diverses, développant sur beaucoup de sujets, notamment au point de vue des cultures du pays et des aptitudes commerciales des Chinois, des idées réellement intéressantes à entendre. Bref, nous nous séparâmes très satisfaits l’un de l’autre, en nous donnant rendez-vous pour le surlendemain à Long-Tchéou (le chef- lieu de la province). Avant de partir, il exigea que nous emportions avec nous des pièces et poteries chinoises que nous avions admirées en entrant et qu’il remit, malgré notre refus, à l’un de nos boys.

Telle fut ma première entrevue avec le maréchal Sou. Depuis, nous nous revîmes bien souvent et nos relations devinrent de plus en plus étroites. De véritables liens d’amitié s’établirent entre nous. » (G/p,35)

Par souci de sécurité et de conservation des secrets militaires, les Chinois ne permirent pas au colonel de se rendre à à Long-Tchéou par la belle route large et stratégique qui existait, mais par de mauvaises pistes.

Il découvrit la ville chef-lieu, accompagné du consul de France, M.. Bons d’Anty :

« Long-Tchéou présente l’aspect de toutes les villes chinoises : rues étroites, pavées, d’une saleté et d’une odeur repoussantes, bordées de nombreuses boutiques parmi lesquelles dominent les boucheries, rôtisseries pâtisseries. Tout cela sent la viande faisandée, l’huile, la graisse rance et l’ordure. »

Il y rencontra le Directeur des Douanes qui y était domicilié, car il convient de rappeler ici que les douanes chinoises étaient contrôlées par les nations occidentales, en garantie des emprunts que le gouvernement de Pékin avait contractés auprès d’elles.

Les visites officielles du colonel et du consul s’effectuaient dans des chaises à porteur.

Au cours de ces visites, le colonel eut l’occasion de visiter la jonque de Canton, et nous évoquons cette visite pour illustrer la vie qui était celle de la Chine de la fin du dix-neuvième siècle :

« Nous visitons une grande et belle jonque chinoise, d’une trentaine de mètres de long, qui fait le service de Canton. Le bateau est bien aménagé, avec salon, cabines relativement propres. Le commandant du bateau, un Chinois de pure race, nous reçoit très courtoisement, nous offre la tasse de thé traditionnelle et nous donne des renseignements utiles sur les voyages qu’il accomplit. Il met en moyenne, quarante – cinq jours pour monter de Canton à Long-Tchéou et vingt – cinq jours pour en descendre. La navigation est pénible, le cours du fleuve étant accidenté et coupé de nombreux rapides. » (G/p,40)

Le colonel se rendit ensuite au Yamen, la résidence officielle du Tao-Taï « beau vieillard de haute taille, ayant réellement grand air avec sa barbe blanche et sa robe constellée de broderies… Il nous salue à la chinoise et nous conduit immédiatement à une table où est servie une copieuse collation ; mais les vins, Champagne, Bordeaux sont exécrables et dénotent la mauvaise qualité des marchandises que l’Europe envoie vers ces régions lointaines. » (G/p,43), puis s’enchaîne la visite au maire de Long-Tchéou :

«  Le Maire de Long-Tchéou vient au-devant de nous, empressé et souriant. C’est un homme de taille moyenne, encore jeune, sans barbe, au visage franc et ouvert, intelligent et sympathique. Il nous fait la meilleure impression. On reconnait en lui un Chinois de la nouvelle école, ami du progrès et de la civilisation européenne. Il faut se remettre à table et « collationner » à nouveau. Les mets servis, gâteaux, pâtes de fruit, confitures, bonbons à la menthe, sont d’ailleurs excellents. » (G/p,45)

Le colonel décrivait alors le système de pouvoir chinois :

« Il faut bien se reporter d’ailleurs ici aux mobiles qui dominent les actions de l’administration du Céleste Empire. Tout le système de cette administration repose sur la suspicion. Dans cette partie du Quang-Si, il y avait trois autorités : le maréchal Sou, le Tao-Taï et le Maire, tous les trois indépendants l’un de l’autre et chargés de se surveiller réciproquement. Sou, tant par la dignité et le rang qu’il occupait à la Cour de Pékin que par l’importance du commandement militaire sur les frontières du Quang-Si, semblait bien avoir le pas sur les deux autres ; mais, outre que les mandarins civils affectaient de mépriser leurs collègues militaires, il n’ignorait pas que toutes ses paroles et tous ses actes étaient espionnés et rapportés aux agents du Tsong-Ly-Yamen (Cour de Pékin). « (G/p,45)

Le colonel continuait à négocier avec le Tao-Taï, à son Yamen, le dossier de l’abornement des frontières, négociation qui fut conclue, une fois de plus, par une collation.

« Après cette longue séance, nous prenons part au copieux dîner auquel nous sommes invités, en même temps que nous, tous les officiers français et chinois qui ont collaboré aux travaux de la Commission d’abornement. Suivant l’usage, de ces sortes d’agapes chinoises, il y a un très grand nombre de plats. J’en ai compté trente au moins, parmi lesquels le potage traditionnel aux nids d’hirondelles, le ragoût aux ailerons de requins, de nombreuses espèces de porc rôti ou grillé, etc… Tous ces plats étaient bien préparés et se mangeaient avec plaisir. Mais, hélas, avec les Chinois, il faut boire. Sans cesse, il me fallait répondre aux toasts que le Tao-Taï, le Maire, le maréchal Sou, qui assistaient aussi à la réunion et les nombreux mandarins, assis à côté de nous, me portaient. Le champagne qui nous était offert était atrocement mauvais. De plus, dès que nos verres étaient vides, les boys allaient prendre dans une armoire placée dans un coin de la salle, des bouteilles nouvelles qu’ils choisissaient au hasard, de sorte que nos coupes étaient remplies successivement de bordeaux, de madère, de kirsch, de cognac, de pipermint, de curaçao, d’anisette, etc… Et moi qui, depuis de longues années, suis un abstinent, ne buvant que de l’eau ! Mon estomac fut soumis à une rude épreuve bien que, pour répondre à tous ces toasts portés, j’eusse délégué mes officiers, les lieutenants Détrié et Dumat, de la Légion et le lieutenant Querette de l’infanterie de marine, qui, pendant ce festin, poussèrent très loin leur dévouement à leur chef. Quant aux convives chinois, ils semblaient absorber tous ces affreux mélanges avec un plaisir évident. On devine dans quel état ils se trouvaient quand nous quittâmes la salle de banquet vers huit heures du soir. » (G /p,50)

Mais il fallut que le colonel Gallieni fasse un deuxième voyage en Chine, en juin 1894, pour signer la convention d’abornement de la frontière. Ce voyage sera évoqué dans le prochain chapitre.                    

    Jean Pierre Renaud

Chapitre précédent sur le blog du 3 juin 2012 : Than-Taï, l’Empereur d’Annam

Gallieni, Lyautey, ces inconnus! 1895, entre Indochine et Madagascar?

Gallieni, Lyautey, ces inconnus !

Eclats de vie coloniale

Morceaux choisis

2

Sous la 3ème République, la France avait-elle une politique coloniale ?

En 1895, entre Indochine et Madagascar, la France a-t-elle vraiment choisi ?

Les avis de Lyautey

       Un bref rappel historique :

            La France était à la Réunion depuis le XVIIème siècle, et sa marine, ainsi que des commerçants et planteurs de cette île fréquentaient depuis longtemps les côtes malgaches, notamment celles de l’île de Sainte Marie.

Après la défaite du pays et à la fin de la guerre franco-prussienne de 1870, la Troisième République, prise d’une sorte de fringale coloniale, se lança dans toute une série d’aventures coloniales en Afrique, en Asie, et à Madagascar.

Sous Napoléon III, la France avait pris pied en Cochinchine, à la suite du « fait accompli » d’un amiral, et de fil en aiguille, à la suite des nouveaux « faits accomplis » au Tonkin, de Francis Garnier et de Rivière, elle occupa l’Annam et le Tonkin.

Au Tonkin, son armée coloniale et sa marine eurent en face d’eux à la fois des annamites, des troupes régulières chinoises, et des bandes de pirates dont il était toujours très difficile d’identifier l’origine.

Dans les années 1883-1885, l’armée coloniale y conduisit une vraie guerre, avec des moyens importants de mer et de terre, qui fut conclue, à la suite du « faux » désastre de Lang Son en 1885, sur la frontière chinoise, par le traité de Tien-Tsin.

« Faux » désastre, étant donné que le repli des troupes coloniales ne fut dû qu’à l’affolement (en état d’ébriété) du colonel Herbinger, remplaçant le général Négrier, blessé, et, avant tout,  à une mauvaise communication entre le gouvernement et le commandement militaire du Tonkin.

Jusque dans les années 1890, dates de l’arrivée de Gallieni et de Lyautey au Tonkin, les hautes régions ne furent jamais pacifiées, car de puissantes bandes de pirates téléguidés par les mandarins et les trafiquants chinois les tenaient entre leurs mains.

Ce qui n’empêcha pas la puissance coloniale de commencer à développer l’équipement des côtes, et dans les deltas de la Cochinchine et du Tonkin, l’agriculture et un début d’industrie, et enfin à donner un coup de fouet moderne à l’urbanisation de Saigon et de Hanoï.

En 1895, date de l’expédition de Madagascar, les situations coloniales étaient complètement différentes entre l’Indochine, dont les représentants locaux du pouvoir colonial avaient déjà pu apprécier, depuis longtemps,  les nombreux atouts humains et économiques, et l’île de Madagascar, encore mal connue, très difficile d’accès, dont la conquête ressemblait plus à un pari qu’à un choix colonial rationnel.

Et le commandant Lyautey de se faire l’écho de ces doutes sur l’intérêt de la conquête de Madagascar, comparée à la mise en valeur de l’Indochine, et à l’expansion qu’il recommandait de réaliser vers le Cambodge, le Siam, et le Yunnan.

Dans une lettre datée d’Hanoï du 19 octobre 1895,  Lyautey écrivait :   

« L’Indochine est le joyau des colonies »… Envisagé seul, le Tonkin est un leurre ; – il ne faut pas le séparer de l’ensemble ; – mais l’ensemble, cette longue péninsule, jumelle de l’Inde, est un Empire à la Dupleix, autrement fécond, intéressant, pour les luttes de l’avenir, pour les batailles commerciales de l’Extrême-Orient, pour le struggle à livrer le jour où la Chine s’ouvrira, que ce Madagascar aléatoire et isolé. Avantage, dit-on, pas de voisins, mais pardon ! le voisin, c’est le commerce et la raison d’être de nos colonies. » (LTM/ p,255) (1)

Et un peu plus tard, de faire état, dans une correspondance destinée à l’un de ses correspondants, à Hanoï, le 24 octobre 1895, d’une lettre que lui avait adressée de Vogué (2) ainsi résumée :

« Vous perdez votre peine à essayer d’intéresser quelqu’un en France au Tonkin ; votre Tonkin est l’enfant mal venu, dont il ne faut plus parler…. »

 et Lyautey de préciser dans sa lettre :

« Mais le protectorat logique et fructueux de la presqu’île indochinoise, c’est le Siam. Dans l’ordre logique, c’est une question qui eût dû être réglée avant Madagascar, puisqu’ici la partie était entamée et presque gagnée, et le nouveau cabinet anglais en complique bien la situation…

Avec le Siam, il y a, je ne dirai pas un pendant à l’Inde, certes non, mais une belle œuvre à faire et qui sera faite par d’autres si la France s’y dérobe. Le Tonkin en est la couverture, la marche frontière, en même temps que le débouché sur la Chine. » (LTM/ p,257)

Dans une lettre datée de Saigon, du 20 septembre 1896, Lyautey rapportait une conversation qu’il avait eue avec notre Ministre au Siam, M.Defrance sur la question brûlante d’Extrême Orient qu’était le Siam, et il écrivait :

« Nous y sommes en plein, M.Rousseau (le gouverneur général de l’Indochine) en voit tout l’intérêt et la suit passionnément ; il y a trois ans, ce Siam tombait comme un fruit mûr, et voici que peu à peu, il nous glisse entre les doigts ; et nous maudissons cette malencontreuse aventure de Madagascar, qui vient en détourner nos pensées, nos efforts et nos ressources. » (LT/ p,93)

Lyautey était en effet un chaud partisan d’un protectorat sur le Siam.

Et plus loin, il écrivait encore :

« C’était là, puisque nous avons commencé à travailler ici, ce qu’il fallait régler avant toute chose, avant Madagascar où nous sommes empêtrés dans une affaire qui n’a pas l’air de trop bien tourner. » (LT/ p,95)

Le commandant Lyautey avait donc, à cette époque, des idées très précises sur l’avenir comparé de l’Indochine et de Madagascar, mais il était un des rares « experts » de la chose coloniale, capable de proposer une vraie politique coloniale, à l’anglaise, qu’il admirait, faite de réalisme et de continuité.

(1)  LTM : Lettres du Tonkin et de Madagascar –  LT : Lettres du Tonkin

(2)  Le Vicomte Eugène Melchior de Vogüe (1848-1910) était un des nombreux correspondants de Lyautey : d’abord diplomate de 1871 à 1882, il se consacra alors entièrement aux lettres, collaborateur de La Revue des Deux Mondes, du Journal des Débats, et auteur de très nombreux ouvrages. Enfin député de l’Ardèche pendant quelques années à la fin du dix-neuvième siècle.

Jean Pierre Renaud